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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/340

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eux, il les accueillait sans difficulté, sans choix et sans lassitude. A tous il répétait ses angoisses, expliquait la folie de la marche sur Metz. Ainsi il avait fait deux parts de sa vie, consacrant l’une à préparer la défense et l’autre à prédire la défaite.

Comme il ne s’inquiétait ni de ceux à qui il parlait, ni de leur discrétion, il parut à plusieurs qu’il en manquait lui-même, et ceux dont il combattait les plans eurent prétexte pour condamner l’intempérance de parole qui n’était jamais lasse de verser à Paris le découragement. Trochu ne se lassait pas parce que, par sa parole, il suivait sa grande pensée, son idée maîtresse : former une opinion publique et contraindre par elle le gouvernement à ramener l’armée vers la capitale. Plus ses auditeurs étaient nombreux et capables de redire ses entretiens, plus il servait sa cause. Doué d’ailleurs comme peu d’hommes pour répandre à la fois la clarté et la passion, l’orateur ne pouvait être insensible à cette conquête quotidienne des esprits, ses succès l’attachaient à sa mission : nous sommes toujours fidèles aux devoirs qui se trouvent d’accord avec nos goûts. Et cet accès ouvert, cette condescendance empressée, cette propagande infatigable ne furent pas vaines. Écartée jusque-là des combinaisons militaires comme de mystères trop élevés pour son entendement, habituée au silence dédaigneux de ceux qui portent l’épée, la foule fut étonnée et ravie qu’un général célèbre conversât avec elle, se montrât soucieux de la convaincre, et tînt pour ainsi dire avec elle son conseil de guerre. Plus encore que l’éloquence de Trochu, alors dans sa nouveauté et par suite dans toute sa puissance, la flatterie inconsciente du général pour la prétention des Français à juger des choses militaires, acheva la conquête de Paris. Et chaque jour les hommes de toute condition qui sortaient du Louvre, persuadés par lui, portaient dans toute la ville les échos de sa pensée et de ses colères et de ses angoisses : Paris, d’abord passionné pour la délivrance de Bazaine, devint contraire à l’expédition sur Metz.

Mais ce mouvement d’opinion irritait la régence et ne la soumettait pas. L’effort de Trochu détruisait seulement la confiance du pays dans les opérations qui se poursuivaient. Des trois hommes que le pays avait salués comme ses libérateurs, l’un, cerné, attendait lui-même un secours, les deux autres dépensaient toute leur énergie à se faire obstacle. Au commencement de la campagne le désordre avait été l’absence de volonté : maintenant aux volontés absentes avaient succédé les volontés contradictoires et une autre forme d’anarchie militaire.