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oscille entre ces deux termes qui semblent extrêmes, et qui se touchent pourtant, si l’on regarde combien ils sont éloignés du point de vue normal auquel doit être traité un sujet plastique. Et la volupté qu’un esthète goûte à deviner le sens de tel rébus de Burne-Jones ressemble beaucoup au plaisir que prend quelque bureaucrate à pénétrer le secret de ces petits tableaux symboliques qu’on trouve à la dernière page des journaux illustrés. Assurément ce plaisir est légitime, mais il n’est guère esthétique et ne peut servir d’étalon pour mesurer les œuvres d’art. De toutes les erreurs qui menacent l’art contemporain, de tous les paradoxes de l’impressionnisme, les naïvetés du réalisme, les partis pris de l’académisme, de toutes les fadeurs et les grossièretés, de toutes les ignorances et les présomptions, il n’en est pas de pire que la théorie de l’intentionnisme dans l’art, parce qu’il n’en est pas qui supprime l’art plus sûrement. En suivant les autres chemins, on s’égare dans le domaine esthétique ; en suivant celui-là, on le quitte. N’abandonnons pas, n’abandonnons jamais les belles qualités françaises de logique, d’ordonnance, d’harmonie, de simplicité et de mesure, qui furent italiennes, qui furent espagnoles, qui furent même flamandes, aux temps où l’Italie, l’Espagne, les Flandres se trouvèrent, tour à tour, les terres ensemencées par le Dieu inconnu qui donne les artistes, ou servirent d’asile à ce vagabond qu’on nomme le génie. Mais si nous devons les sacrifier un jour, que ce soit du moins à quelque grand parti pris d’ordre plastique, où le sentiment esthétique ait surtout à s’exalter, où la joie des yeux soit surtout conquise, où nous ne trouvions pas une chose de philosophie, qui est un tourment, ni une chose de littérature, qui est une vanité, mais une chose de beauté, une de celles dont Keats nous dit, dans un vers admirable, qu’ « elles sont une joie pour toujours ! » Gardons-nous surtout des théories qui prétendent agrandir le rôle de l’art en le réduisant à servir de truchement à des idées ou à des sentimens, à des affirmations ou à des doutes, qui donnent à l’artiste une autre mission que celle d’exprimer le Beau, — le Beau sans phrases, le Beau sans intentions, le Beau sans apostolat, — comme s’il était quelque chose au monde qui méritât que le Beau se fit son serviteur, son interprète ou son héraut ! Gardons-nous de l’erreur qui croit étendre l’art en l’égarant, l’approfondir en ruinant sa base, l’élever en l’asservissant !

Quand on se promène dans la salle ombrienne, à la National Gallery, on voit un petit tableau de Raphaël qui date de sa dix-septième année : le Songe du Chevalier. Un jeune seigneur, habillé de fer, s’est couché sous un mince laurier sans ombre ; à sa droite et à sa gauche se dressent deux femmes diversement parées. L’une