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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/472

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suivant : « Soirée avec Charlotte. La fièvre passerait-elle, et l’ennui commencerait-il ? J’en ai diablement peur. » Après quoi il l’épouse.

Benjamin a quarante-sept ans. Il va connaître la passion pour la première fois. C’est bien la passion qui parle dans ses lettres à Mme Récamier, la passion toute pure, à la fois brûlante et respectueuse, exigeante et timide, enragée par la coquetterie, consolée par un sourire, jalouse de tout, heureuse d’un rien, la passion telle qu’elle éclate dans le cœur novice des très jeunes gens. C’est le malheur de Benjamin que son cœur n’a jamais consulté son âge. Cette passion pour Mme Récamier lui a fait commettre la plus retentissante de ses erreurs. Tant qu’enfin, lassé de toujours demander sans rien obtenir, et la déception éclairant à ses propres yeux la folie de cet amour, il céda lui-même à « l’inextinguible fou rire. » Il n’avait pas cessé, d’ailleurs, de faire des vœux pour le bonheur de Charlotte et de protester, fût-ce auprès de Juliette, de son inébranlable attachement pour son « ange de femme. »

On dira : « Où est dans tout cela le crime de Benjamin ? Va-t-on lui reprocher d’avoir eu part à l’humaine faiblesse ? N’est-ce pas la condition du cœur de changer sans cesse ? et dans quel temps l’a-t-on vu demander à la raison la loi de son changement ? » A beaucoup ces variations semblent charmantes ; elles sont l’unique cause de leur sympathie pour Benjamin Constant. Il est pourtant dans cette vie où abondent les spectacles étranges tels épisodes devant lesquels l’indulgence la plus déterminée se trouve à bout et à court d’excuses. Il n’y avait qu’un Benjamin pour proposer à la femme qu’il épouse de l’épouser secrètement et de prolonger le mystère afin de ne pas porter ombrage à une maîtresse impérieuse. Mais surtout il n’y avait que lui pour s’applaudir d’une pareille combinaison et y voir le triomphe de l’incomparable délicatesse de ses sentimens : « Nous avons tout combiné de la manière qui nous a paru la meilleure et la plus délicate comme sentiment… » Qu’il puisse y avoir dans un arrangement si ingénieux quelque chose d’humiliant pour celle à qui on l’impose, ce scrupule ne se présente même pas à son esprit. Il s’étonne, la chose faite, que sa femme en ressente malgré tout quelque tristesse. Il se rendra compte un peu tard de la véritable nature de son action : « Je sens très bien ma situation, le mal que je fais et que je laisse faire, et la manière dont j’abuse d’une personne vraiment angélique qui, malgré sa douceur, a plus d’une fois été malade de désespoir. » En fait, elle avait tenté de s’empoisonner.

Il est à peine besoin de rappeler la conduite que tint Benjamin Constant aux Cent-Jours. Le 19 mars 1815 il lançait le fameux article du Journal des Débats : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » Un mois s’était à peine écoulé, Benjamin acceptait d’entrer au service du « rusé