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êtes riches, et vous avez le droit de lever des troupes à vos frais. » Les loups, qui ne mangent pas, signifiaient : « Gens de noblesse, vous êtes pauvres sous le harnais de guerre. » Je songe que c’est par cette ouverture qu’à la fin de mai 1521 des soldats français apportèrent sur leurs épaules le fils de la maison, un jeune capitaine, leur ennemi, dont ils avaient admiré le courage au siège de Pampelune. lñgo de Loyola n’était pas un saint à ce moment-là. Ses deux jambes ayant été brisées une première fois par les éclats d’un boulet, une seconde fois par les secousses de la litière, furent, paraît-il, mal ressoudées par le chirurgien d’Azcoïtia. « Qu’on me les recasse une troisième fois, dit Iñigo : avec de pareilles jambes, je ne pourrais plus porter des bottes fines. » Il était alors, ajoute un auteur espagnol, extrêmement élégant et ami des belles fêtes. Je vois en esprit la bonne dame de Loyola, Basquaise émaciée aux cheveux gris, toute fanée par les treize enfans qu’elle avait eus, cherchant sans les trouver les volumes de chevalerie que son fils blessé demandait pour se distraire. On lisait peu dans le palais, et en ce temps-là. Toute la bibliothèque se composait de deux livres : la Vie de Jésus-Christ et la Fleur des Saints. Iñigo dut partager ses temps de convalescence, — et ce fut long, — entre la méditation de ces pages, qu’il étudiait le jour, et la contemplation des étoiles, qu’il regardait pendant des nuits entières, et qui lui donnaient une idée très petite de lui-même et de la terre. Quand il sortit de son palais, il ne pensait plus à chausser de jolies bottes fines. Il était vêtu d’un sac, dénué d’argent, renié par son frère aîné, décidé à faire de grandes choses, il ne savait lesquelles, et n’ayant changé que de maître, chercheur d’aventures braves au service de Dieu, comme il l’avait été avec l’épée au poing.

Je songe à ces fragmens d’histoire qui me reviennent, mal soudés eux aussi, et à cette énergie des hommes du XVIe siècle, dont les méditations avaient des conclusions autrement viriles que les nôtres, et qui ne connaissaient pas cette crainte du ridicule devant laquelle nous humilions tant de nos actes et tant de nos pensées.

Ce sac-là, par exemple, mon ami, je sens bien que je n’aurais jamais osé le mettre, fût-ce au XVIe siècle, et pour aller en pèlerinage à Montserrat.

Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée du Père don Ramon Vinuesa, un grand maigre, aux yeux enfoncés, qui doit être une âme tendre à qui la vie du cloître a fait une enveloppe austère, et qui rit, d’un sourire mince, en me voyant si grave devant la porte, la chaudière et les deux loups.

— Vous m’avez « espéré » quoique temps, me dit-il en français,