Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

(Dii Mauri ou Maurici) ; ils les appelaient des dieux conservateurs, des dieux sauveurs, et leur demandaient de veiller au salut de l’empereur et au succès des armées romaines. Il est assez curieux de voir un gouverneur de la province, qui a vaincu une tribu rebelle du pays et fait sur elle une riche razzia, en remercier les Dieux Maures, c’est-à-dire les dieux mêmes des gens qu’il vient de vaincre.

En échange de ce bon vouloir et pour n’être pas vaincus en complaisance, ces dieux consentent sans trop de peine à se rapprocher des dieux grecs et romains, et se laissent identifier avec eux. Tanit ne cessa pas d’être la grande déesse de la Carthage nouvelle, comme elle l’avait été de l’ancienne ; seulement elle quitta son nom par trop phénicien et qui aurait semblé barbare. On l’appela « la Déesse Céleste », et l’on supposa que c’était Junon, Vénus ou Minerve. Du moment qu’elle appartenait au groupe des divinités de l’Olympe, il était naturel qu’on l’honorât comme les autres. On fit plus ; et Rome étant le rendez-vous naturel de tous les dieux comme de tous les hommes[1], on y transporta la Dea Cœlestis ; elle fut mise au Capitole, et au risque d’exciter la jalousie de Jupiter, on osa l’appeler « la grande divinité du mont Tarpéien », præstantissimo numini montis Tarpeii.

Quant à Baal-Hammon, l’ancien associé de Tanit, on lui trouva quelque ressemblance avec Saturne, et il en reçut le nom ; et même, pour l’accommoder plus complètement aux temps nouveaux, il voulut bien prendre l’étiquette impériale et s’appeler Saturnus Augustus. C’est, nous dit Tertullien, la plus grande divinité de l’Afrique. On voit en effet que son culte y jouit d’une immense popularité. Tantôt on lui bâtit des temples et on lui élève des statues, pour le traiter tout à fait comme les autres dieux de la Grèce ou de Rome parmi lesquels on l’a installé ; tantôt on conserve à ses sanctuaires la forme ancienne, celle qu’on retrouve chez tous les Sémites, on lui consacre de vastes enclos à ciel ouvert, avec des stèles fixées dans le sol ou placardées contre les murs. Le plus curieux de ces sanctuaires est celui que M. Toutain a découvert et fouillé, au sommet de la montagne aux deux cornes (Djebel-bou-Kourneïn), près de Tunis. C’était un de ces « hauts lieux », dont parlent les livres saints, où les peuples voisins des Israélites rendaient hommage à leurs divinités. De là le regard embrasse une étendue de près de cinquante kilomètres. « Cette contrée que traversaient les deux plus importans cours d’eau de la Tunisie, était, dans l’antiquité, couverte de cités florissantes,

  1. Dignus Roma locus quo deus omnis eat.