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près du Kef, qui remonte vraisemblablement à l’époque de la mort et de l’apothéose d’Auguste. Il y est dit que les Romains et les Numides réunis ont élevé un monument au nouveau dieu. Ainsi, dès l’an 14 de notre ère, si près des dernières luttes, dans une ville voisine de Carthage, les Romains et les Numides s’accordaient pour honorer ensemble la mémoire de l’empereur. Il faut pourtant remarquer qu’à ce moment l’union entre les deux élémens différens n’est pas encore complète. Ils s’entendent pour un dessein commun, mais ils sont distincts l’un de l’autre : il y a toujours des Romains et des Numides ; quelques années plus tard, cette distinction elle-même a cessé : en apparence au moins, il n’y a plus que des Romains.

Est-ce à dire que l’élément indigène ait disparu ? Comment pourrait-on le croire ? Il y avait des villes en Afrique avant l’arrivée des Romains, et quelques-unes étaient fort importantes. Les campagnes y devaient être peuplées et cultivées, puisqu’elles produisaient déjà du blé en abondance[1], et que les marchands y venaient de loin pour le commerce des céréales. À quel moment ces campagnes et ces villes se seraient-elles vidées de leurs habitans ? Est-il possible qu’un beau jour on les ait tous exterminés ou renvoyés au désert, sans qu’il se soit conservé quelque souvenir de cette exécution ? Il faut donc croire qu’ils sont restés, et il n’est pas douteux que, malgré l’affluence des étrangers, ils ont toujours constitué le fond de la population de l’Afrique.

Mais s’ils ont continué d’y vivre, on dirait vraiment qu’ils aient tenu à se dissimuler et à se déguiser. Au premier abord, les traces qui restent d’eux paraissent bien peu nombreuses. Rappelons-nous que tout à l’heure nous avons relevé, dans l’Index du huitième volume du Corpus, près de dix mille noms romains et tout au plus deux cents noms d’indigènes. Une pareille différence paraît d’abord inexplicable ; je crois pourtant qu’en regardant la liste d’un peu près nous arriverons sans trop de peine à nous en rendre compte. Assurément, un grand nombre de ceux qu’elle contient doit désigner des Romains de naissance, des gens qui étaient arrivés d’Italie, eux ou leurs pères, pour se fixer en Afrique. Mais est-il sûr qu’ils avaient tous la même origine ? Beaucoup, je crois, ne venaient pas de si loin, et il n’est pas difficile d’en donner la preuve. Je trouve, par exemple, dans les ruines de la ville de Thubursicum Numidarum[2], la tombe d’un personnage qui

  1. Carthage et la Numidie fournirent du blé à Rome dans la guerre contre Antiochus. Massinissa, pour son compte, donna cinquante mille boisseaux de froment et trois cent mille d’orge.
  2. Cette ville est aujourd’hui Khamissa, un petit village au-dessous de Souk Arrhas, entre la Medjorda et la Seybouse. Il y reste de belles ruines, un théâtre, un forum, une basilique. Comme son nom l’indique, la ville a été probablement fondée, certainement habitée par des Numides, c’est-à-dire par des gens du pays. Les inscriptions nombreuses qu’on y a trouvées sont très intéressantes à étudier. Elles nous montrent les Numides prenant des noms romains à la place de leurs noms berbères et nous mettent, pour ainsi dire, sous les yeux les degrés par lesquels une ville indigène devient une ville romaine.