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et change avec leur degré de culture. Quoiqu’en général les épitaphes soient composées de formules toutes faites, qu’on peut copier presque sans les comprendre, il y en a, en Afrique, qui échappent à cette banalité, et où l’on est surpris de saisir un accent sincère et personnel. Il faut donc croire que les Africains ont fini par se rendre maîtres d’une langue qui leur était d’abord étrangère, puisqu’ils s’en servent pour exprimer les sentimens auxquels ils tiennent le plus. Un indigène, à qui la mort vient d’enlever son enfant, écrit sur la petite tombe qu’il lui élève, ces mois touchans, dans lesquels il a mis son âme : Birsil, anima dulcis ! Quelquefois on sent un effort pour trouver des termes qui disent tout ce qu’on éprouve. Les épithètes s’accumulent pour louer une femme ou une mère qu’on a perdues (piissima, pudica, laboriosa, frugi, vigilans, sollicita, etc.), ou bien, quand il s’agit d’une jeune fille, on emprunte à la nature ses plus riantes images (ut dulcis flos, ut rosa, ut narcissus), sans parvenir à se satisfaire. Très souvent la prose ne suffit pas à ces désespérés ; ils écrivent des vers que leur dicte la douleur :


Hos pater inscripsi versus dictante dolore


La douleur, il faut l’avouer, leur dicte trop souvent des vers détestables, mais leurs fautes mêmes ont cet avantage de nous prouver qu’on parlait latin à tous les étages de la société africaine.

Ces fautes sont, du reste, parfaitement semblables à celles qu’à la même époque on commettait ailleurs. C’est ce que la publication du Corpus des inscriptions latines a permis de constater. On y voit qu’il y a peu de chose, dans les solécismes et les barbarismes des Africains, qui appartienne en propre à l’Afrique ; ils leur sont presque toujours communs avec le reste de l’empire. Nous avions vu précédemment que ceux qui parlaient bien le latin le parlaient à peu près de même ; les inscriptions nous montrent qu’il n’y avait pas non plus des manières différentes de le mal parler. Pour ne prendre ici que les erreurs les plus fréquentes des Africains, nous voyons qu’ils sont brouillés avec la grammaire ; ils confondent les conjugaisons[1], ils distinguent mal les temps des verbes, ils ne savent plus quel cas les prépositions gouvernent[2] ; mais, si nous ouvrons les recueils épigraphiques des autres pays, nous y verrons que les gens de l’Espagne et de la

  1. Saint Augustin nous dit qu’il écrit floriel au lieu de florebit, pour se conformer aux habitudes du populaire.
  2. Oh meritis — pro salutem — a fundamenta — apud lare suo — cum conjugem, etc.