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Gaule n’étaient pas des grammairiens plus habiles ou plus scrupuleux. En Afrique, comme ailleurs, on embrouille sans cesse les genres, on ne discerne guère le masculin du féminin et l’on est en train de supprimer le neutre[1]. Je n’insiste pas sur l’habitude qu’avaient les Africains de ne pas tenir compte des consonnes finales qui devaient sonner très peu quand on les prononçait ; cette suppression était fort commode à ceux qui prétendaient faire des vers, et permettait par exemple à un mari désolé d’écrire sur la tombe de sa femme :


Et linquit dulces natos et conjage dignu


pour conjugem dignum, qui ne peut pas finir un hexamètre. Mais les vieux Latins n’écrivaient pas autrement, et l’on faisait de même dans toutes les provinces latinisées[2]. Comme il était naturel, ces altérations, avec le temps, devinrent plus graves. Le latin se gâtait en s’étendant ; on le parlait de plus en plus mal, à mesure qu’il était parlé par des gens plus pauvres et plus ignorans. Vers la fin de l’empire, dans une petite ville de la Byzacène, pour dire d’un chrétien qu’il a vécu quarante ans, cinq mois et sept heures, on s’exprime ainsi : Bixit anos qaragita, meses ceqe, ora setima. Voilà, à ce qu’il semble, le comble de la barbarie, et une façon de parler qui sent le Libyen et le Numide ; et pourtant il y avait, à la même époque, dans la capitale même de l’empire, des gens qui n’écrivaient pas mieux. Les catacombes sont pleines d’inscriptions aussi barbares, et il n’y a presque pas un des mots employés par le chrétien de la Byzacène qu’on n’y puisse lire. Il en est de même des autres fautes que commettent les pauvres gens de l’Afrique ; elles se retrouvent à peu près toutes ailleurs.


V

Cependant le latin n’était pas la seule langue qu’on parlât en Afrique ; il y en avait d’autres, qui lui disputèrent le terrain et qu’il ne parvint pas tout à fait à vaincre. Le punique d’abord survécut à la destruction de Carthage ; l’habitude de s’en servir continua dans les pays où les Carthaginois l’avaient répandu avec leur commerce. Nous savons qu’à Oea (Tripoli) et à Leptis il tint

  1. Sur la tombe d’un homme qu’on veut féliciter de son talent et de son habileté, on lit ces mots : Cui artificius et ingenius exsuperavit. Pour n’en être pas trop scandalisés, souvenons-nous que les Italiens que Pétrone met en scène, disent couramment : Bonus vinus.
  2. C’est ainsi qu’un habitant de Pompéi, pour vouer à la colère de Vénus celui qui se permettra d’effacer ce qu’il trace au charbon sur le mur, écrit ces mots : abia (habeat) Venere Pompeiana iradam