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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/673

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les collègues du Tiers lâchèrent pied, ils entraînèrent dans le mouvement leur champion; c’est encore lui qui explique ainsi la perte finale de la bataille que son éloquence impérieuse allait gagner. Quelques jours plus tard, nouvelle révolte de notre héros contre le règlement qui impose l’habit noir à ceux de son ordre. Il prend aussitôt un habit de couleur et l’épée : nouvelle harangue foudroyante à un marquis de la Galissonnière qui trouve mauvais cet accoutrement. « Pourquoi, s’il vous plaît, vous mêlez-vous de ma toilette? Me mêlé-je de la vôtre? ? Votre orgueil nobiliaire ne peut supporter l’idée que je n’aie pas le costume de M. Orgon dans le Tartufe ?... » Et il revient par deux fois sur cette prétention injurieuse, de le vouloir déguiser en Orgon. On conçoit qu’elle lui fût sensible, quand on regarde le portrait de Lareveillère par Gérard : sur un bloc de marbre qui commande un paysage, l’ancien directeur se roidit dans une pose pensive et majestueuse ; cette longue face paterne et ces gros yeux vagues justifient terriblement la crainte qu’il éprouvait de ressembler à M. Orgon.

Bref, on saisit dans ces escarmouches puériles le profond et véritable mobile des événemens qui se sont succédé depuis 1789. Chez un naïf comme Lareveillère, pacifique et si peu exigeant pour tout le reste, dans ses rancunes d’enfant, dans ses premières attaques contre l’ordre établi, dans le premier usage qu’il fait des droits conférés par le mandat électif, elle se découvre clairement, la blessure héréditaire des gens du Tiers, envenimée par la morgue, les propos hautains, les moqueries imprudentes des privilégiés. Dire que les représentans de la nation s’assemblèrent en corps à Versailles pour y revendiquer la liberté, c’est de l’histoire et de la métaphysique de manuel. Les nobles, lecteurs de Voltaire et de Montesquieu, sont allés à Versailles pour réclamer leurs libertés, le vieux bien féodal perdu sous la monarchie absolue, reconnu dans la constitution de l’aristocratie anglaise. Les gens du Tiers, lecteurs de Rousseau, sont allés à Versailles pour y conquérir l’égalité, ce paradis perdu du Contrat social que le Suisse avait entrevu dans ses montagnes, que les écoliers bourgeois croyaient apercevoir dans leurs histoires grecques, dans le Plutarque de Mme Roland. Depuis lors, et mis en possession de l’égalité, les gens du Tiers ont revendiqué à leur tour les libertés, c’est-à-dire, en bon français, les instrumens de domination politique sur le pays. D’autres sont venus, d’autres viennent chaque jour, qui se soucient des libertés comme d’un cent de noix et réclament d’abord l’égalité ; non pas seulement l’égalité abstraite inscrite dans un code, mais l’égalité pratique et tangible dans les mœurs, les rapports sociaux, les conditions et les jouissances. C’est et ce sera toujours l’échelle invariable des