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traité, selon son mérite, d’intrigant plongé dans la crapule, prêt à se vendre à tous les partis. Néanmoins le directeur ménage en pratique un collègue qui fait habituellement l’appoint de sa majorité, et sans lequel le 18 fructidor n’eût pas été possible. L’objet constant de sa haine, c’est Carnot, l’éternel adversaire. Lareveillère lui en veut mortellement de la Réponse à Bailleul, ce pamphlet virulent où Carnot se vengea du collègue qui l’avait fructidorisé. Contrecarré au pouvoir par l’homme qui avait les armées dans la main, cinglé ensuite dans sa vanité par un libelle injuste pour son honnêteté, mais trop bien informé de ses ridicules, Lareveillère accuse Carnot de royalisme, de despotisme, d’accointances criminelles avec le prétendant, et surtout avec Bonaparte. La vérité, c’est que le regard de Carnot, pénétrant dans les choses militaires, saisissait les opérations du jeune capitaine d’Italie, où les avocats du Conseil ne voyaient goutte. Il défendait contre eux les conventions de Leoben et de Campo-Formio, alors que le négociateur de ces traités passait au Luxembourg pour une dupe des Autrichiens.

Les relations du Directoire avec Bonaparte sont une tragi-comédie perpétuelle. On le blâme de ce qu’il n’a pas vaincu selon les règles, puisqu’il a mis de côté celles qu’on lui dictait de Paris. Un jour, on le croit découragé : François de Neufchâteau, qui a un si beau style, est chargé d’écrire une épître au vainqueur d’Arcole et de lui remonter le moral. Pour nos gens, Bonaparte est à la fois un objet de crainte et de première nécessité. Disparaît-il sur la mer d’Egypte, ils disent : Ouf! mais avec une vague inquiétude d’avoir perdu leur fétiche. Ils ont besoin de ses victoires, ils avaient eu besoin de ses canons en vendémiaire, ils réclament un de ses généraux au 18 fructidor. Bonaparte leur expédie dédaigneusement l’encombrant Augereau. On voudrait bien se servir de Hoche : celui-là, c’est le patriote authentique, Lareveillère le loue d’autant plus qu’il l’oppose à Bonaparte; ce qui n’empêche pas le défiant directeur de se poser tout bas, à deux reprises, la question que la postérité se posera longtemps : L’énigmatique général de Sambre-et-Meuse n’était-il pas un en-cas du Destin? ne rêvait-il pas de reprendre, si son rival eût échoué, les mauvais desseins que méditait ce dernier?

Le 18 fructidor fut la pierre de touche du caractère et de la philosophie politique de Lareveillère-Lépeaux. Voilà un républicain scrupuleux, ferme sur les principes, vraiment épris de légalité. Les élections du second tiers introduisent dans les Conseils de nouveaux membres, des royalistes peut-être, ce serait à démontrer, en tout cas des gens dont les opinions ne lui conviennent pas. Ils sont très régulièrement élus : qu’importe ? Une