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du temps mentionnent très fréquemment le punique, le libyque n’ait attiré l’attention de personne. Saint Augustin est le seul qui en dise un mot en passant, encore n’en parle-t-il que comme d’un jargon, à l’usage des nations barbares. Il n’en est jamais question chez les autres ; en sorte que nous ignorerions son existence s’il n’avait laissé quelques inscriptions qu’on commence à recueillir et à déchiffrer.

C’était pourtant la vieille langue du pays ; mais le pays même où elle était parlée ne paraît pas l’avoir jamais traitée avec beaucoup de respect. Par exemple, on ne la jugeait pas digne d’être employée à conserver les grands souvenirs de la vie nationale ; l’histoire des Berbères a été successivement écrite en punique par le roi Hiempsal, en grec par le roi Juba, en arabe par Ibn-Khaldoun, jamais en berbère. Quand Massinissa voulut civiliser son peuple, il délaissa la langue de ses aïeux, qui ne lui semblait pas sans doute susceptible d’être perfectionnée, pour celle des Carthaginois. Il faut bien que ses sujets l’aient suivi sans trop de résistance, puisqu’il reste dans la Numidie beaucoup de traces du punique. Cependant la nouvelle langue ne supprima pas l’ancienne. C’est précisément dans les environs de Cirta, au centre même du royaume de Massinissa, qu’on a trouvé le plus d’inscriptions libyques. Elles sont abondantes surtout à quelques lieues d’Hippone, dans une vallée fertile et bien arrosée, que coupent des bouquets d’oliviers sauvages et de chênes-lièges, et qu’on appelle la Cheffia. Il y a là des tombes d’indigènes, dont l’un est un ancien soldat, qui a reçu des décorations militaires, des colliers et des bracelets, et, après avoir obtenu son congé, est revenu mourir dans son pays. Presque tous ont tenu à faire graver sous leur épitaphe latine une inscription libyque. Il me semble qu’il est facile d’expliquer ce qui se passait alors par ce que nous voyons sous nos yeux. A partir de Massinissa, beaucoup de Numides parlèrent à la fois le libyque et le punique, comme leurs descendans usent de l’arabe et du berbère ; puis le latin vint par-dessus, comme aujourd’hui le français, et il eut sa place entre les deux autres langues, sans les faire tout à fait oublier.

Mais outre ces indigènes, qui habitaient les contrées soumises et pacifiées et s’étaient assimilés aux Romains, il y en avait d’autres plus indépendans, qui, sans échapper tout à fait à l’autorité de Rome, continuaient à vivre de leur vie et qui probablement ne se servaient guère que de leur ancienne langue. On les appelait les nations, gentes, comme nous disons aujourd’hui les tribus. Quelques-unes occupaient les steppes et les plateaux, situés au centre du pays civilisé ; le plus grand nombre campait au-delà