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tête longtemps au grec et au latin, qui avaient pourtant, l’un le prestige de l’ancienneté, l’autre celui de la victoire, L’historien de Septime Sévère nous dit que c’était la langue dont ce prince usait avec le plus d’aisance : punica eloquentia promptior, quippe genitus apud Leptim. Tant que Carthage fut dominante, l’Afrique du nord parla le punique ; c’était la langue à la mode même autour de Massinissa, ce grand ennemi de Carthage. Naturellement, après la victoire des Romains, elle descendit d’un degré. Les gens distingués cessèrent peu à peu de s’en servir, et elle recula sans cesse devant le latin, qui gagnait toujours ; mais elle ne disparut jamais complètement. Dans les derniers siècles de l’empire, elle existait encore comme un patois à l’usage des petites gens. Saint Augustin voulant instituer un évêque à Fussala, petite ville voisine d’Hippone, eut soin de choisir un clerc qui sût le punique. À Hippone aussi, il y avait des gens qui le parlaient, mais c’était le petit nombre[1], et d’ailleurs ceux qui s’en servaient dans leurs rapports familiers devaient comprendre le latin, puisque la prédication s’y faisait toujours eu cette langue. Vers la même époque, les Circoncellions, sorte de paysans sauvages, qui couraient la montagne, renversant les églises, tuant les prêtres, et demandant, comme une grâce, qu’on les mît eux-mêmes à mort, ne pouvaient communiquer avec les évêques donatistes, c’est-à-dire avec les modérés de leur parti, qu’au moyen d’un interprète, perpunicum interpretem. Et cependant ils avaient pris pour cri de guerre deux mots latins : Deo laudes, auxquels les catholiques répondaient par Deo gratias. Ce n’est pas sans émotion qu’aux environs de Thamugadi, où ils en vinrent souvent aux mains, le voyageur retrouve, gravées sur des chapiteaux ou des fûts de colonnes, ces vieilles formules, qui, au milieu du silence et de la paix où ces lieux sont aujourd’hui plongés, semblent ranimer tout à coup le bruit des batailles d’autrefois.

Il y avait une autre langue[2] qui devait être aussi très répandue, mais dont il semble qu’on usait sans bruit, presque clandestinement ; c’était le libyque, ou, comme nous disons aujourd’hui, le berbère. Il est très surprenant que, tandis que les écrivains

  1. Saint Augustin, dans un de ses sermons, citant un proverbe carthaginois, le traduit en latin et ajoute : latine vobis dicam, quia punice non omnes nostis. Le latin était donc la langue la mieux comprise et la plus généralement parlée.
  2. Je laisse de côté le grec, qui fut beaucoup parlé dans la bonne société de Carthage et des pays voisins, jusqu’en Maurétanie, où il domine à Cæsarée pendant le règne de Juba II. Il est probable que dès le IIe siècle il perdit le terrain que le latin gagnait tous les jours. Du temps de saint Augustin, même les lettrés ne l’entendaient plus guère.