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J’allais oublier John, le fidèle John, qui depuis vingt ans servait son maître auquel il s’était converti, et, pour la fille et la mère, deux femmes de chambre, l’une un peu rousse et l’autre brune, également jolies, dont le silencieux John, ainsi que je l’appris ensuite, avait quelque raison d’être également jaloux.


II

Il est probable que, sous l’ardente limpidité d’un ciel sans nuages, je n’aurais point, — même sur le Samson, — songé au Déluge et encore moins à un second déluge si, quelques jours après notre embarquement, le noble lord n’en eût soulevé l’hypothèse et prévu les épouvantables conséquences avec une évidente satisfaction. Son ordinaire enjouement s’en accrut, car cet homme terrible était gai, de cette gaieté propre aux militans que l’action enivre et l’excellence de leur mission soutient.

Lord Hyland avait fait trois fois le tour du monde et pénétré chez tous les peuples de la terre. Ce qu’il avait surtout remarqué dans ses voyages, — et aussi bien ne voyageait-il que pour cela, — c’est que les trois quarts des hommes ne lisaient pas la Bible et que ceux qui la lisaient n’en valaient pas mieux : ceux-ci, d’autant plus coupables à ses yeux, que la Parole leur avait d’abord été révélée. Ainsi qu’à Paul, l’Humanité ne lui apparaissait donc qu’une plaie du haut en bas, en telle sorte que la terre corrompue devant Dieu eût mérité d’être détruite.

Il n’en exceptait même pas ses compatriotes, ce que je note comme un fait rare, tout à la louange de son impartialité. Les connaissant mieux, il ne leur en était que plus sévère, s’il est possible. Il nous fit même à ce propos de Londres une peinture si abominable que, pendant un instant, nous ne pûmes vraiment souhaiter autre chose que de voir cette ville impure crouler sous les eaux.

C’est ici que par humour je crus bien faire de comparer le Samson à l’arche, comme j’ai dit plus haut, et en le faisant de m’adresser au commandant par courtoisie. Le commandant Hector était lui-même fort versé dans les Écritures. Il eût d’ailleurs été impardonnable de ne point l’être, car, selon les usages et règlemens de la marine anglaise, c’était lui qui, chaque dimanche, du haut d’une petite tribune drapée aux couleurs nationales, devait lire l’office aux Premières, assemblées dans le salon.

Ma comparaison parut flatter cet homme excellent, et il me remerciait déjà de la bonne opinion que j’avais de lui et de son bateau, quand, l’interrompant et non sans vigueur, lord Hyland affirma que pas plus que les habitans du reste du monde, ceux du Samson ne méritaient d’être épargnés.