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goût philosophique qu’il avait toujours eu pour les Africains. Leurs yeux ne sont point gâtés, ni leurs oreilles emplies de vaines disputes. L’évidence a pour eux des charmes que nous ne connaissons plus. Les dogmes ne sont pas pour eux les seules garanties morales. Ils n’ont lu ni Haevernick, ni Keil, ni Kurtz, et s’ils les lisaient, ces apologistes fameux ne les choqueraient pas moins par la faiblesse et l’arbitraire de leurs preuves, que par leur insigne mauvaise foi.

« Renonçant d’avance à toute pensée ambitieuse, ils ne croient pas ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils peuvent. Ils ne cherchent la vérité que pour elle-même sans s’inquiéter du dommage ou du profit qu’ils en doivent retirer. Ils ne la prennent que comme elle est, c’est-à-dire triste comme eux quand au-dessus de leurs têtes les nuages s’amoncellent, tour à tour, et joyeuse quand le ciel s’allège et sourit.

« Leurs bouches ne veulent point non plus répéter des paroles apprises et, comme la flèche bien dirigée, leurs objections volent droit au but qu’elles transpercent : « Que Josué ait arrêté le soleil, répondaient-ils à leur évêque, c’est affaire à vous qui avez étudié l’astronomie à Cambridge, et nous ne sommes pas astronomes ; que les eaux du grand fleuve se soient retirées devant Moïse, c’est encore affaire à vous qui avez professé la physique à l’école d’Harrow, et nous ne sommes pas physiciens; qu’Isaïe ait nommé votre grand Cyrus cinq cents ans avant qu’il fût né, et, bien que ceci nous semble vraiment d’un prophète, c’est affaire à vos historiens, et notre peuple n’a pas d’histoire. Vous savez tout enfin, et en rien nous ne sommes savans. Nous n’avons même point de savans qui le soient pour nous. Votre Grandeur ne nous a-t-elle pas elle-même mille fois répété qu’il n’y avait point honte à cela; que les savans chez vous ne s’entendaient sur rien ; et que la façon dont ils se traitaient entre eux n’avait point de quoi nous faire regretter notre ignorance? Tout ignorans que nous soyons, nous ne le sommes pas assez cependant pour croire que le lièvre ait quatre estomacs, comme le buffle que nous chassons dans les herbes hautes. En affirmant positivement cela, le Livre des Livres, le livre révélé évidemment se trompe, et il ne peut sur ce point tromper un peuple qui vit de sa chasse et à qui les entrailles des animaux sont connues. Doutant de cette révélation, nous sommes amenés malgré nous à douter des autres ; en sorte que, tout en admirant l’excellence de vos préceptes, nous inclinons à penser qu’ils viennent plutôt de vous que de ceux qui vers nous vous envoient. »