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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/765

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tenant plus ma sécurité que de l’imprévue et délicieuse nouveauté de mes sentimens.

« La vue et l’ouïe me furent rendues. Mes oreilles n’entendaient pas et elles entendirent, mes yeux ne voyaient plus et ils virent. Sensible à toute impression, je redevins pareil aux petits enfans. Comme eux je découvris, avec ravissement, l’azur et le nuage, l’herbe et la fleur, la figure et le nom de tous les animaux.

« Mieux encore que les précieux papiers que m’avait laissés mon cher Samuel, les grands enfans avec qui je vivais, me nommaient toute chose en leur langue. Ils admiraient ma persévérance, s’empressaient de répondre à toutes mes questions. Je leur en fis auxquelles je n’avais jusqu’alors jamais songé, et, à propos de leurs lois et de leur gouvernement, leurs réponses me firent entrevoir cette idée, que pour leurs vices et leurs vertus les hommes n’ont guère à compter que sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur ce que crée en eux la dure et à la fois heureuse nécessité qu’ils ont de vivre en commun.

« Ils voyaient aussi avec joie l’intérêt passionné avec lequel je parcourais le pays. « Va, me répétait leur roi, va, parcours nos bois, trouve ton chemin dans nos prairies, navigue sur le fleuve, visite nos voisins, seul, s’ils sont amis, escorté, si leur alliance n’est pas sûre. Va, et quand tu reviens de tes courses, assiste à nos réunions afin de mêler tes chansons aux nôtres. Ne te crois pas obligé de faire comme l’homme excellent qui t’a précédé. Au lieu d’allumer ta lampe de travail, dors la nuit. Ton esprit en sera plus lucide au réveil et tu comprendras mieux ; tes membres en seront plus légers, et tu te sentiras plus dispos. Ne reste pas toujours penché sur le Livre, pour y chercher ce qui ne s’y trouve point peut-être. Je t’ai déjà dit que les belles histoires qu’il contient sont seulement ce qui nous plaît. Même s’il disait vrai sur les choses auxquelles ton ami tenait le plus, nous ne pourrions que répéter par ouï-dire et sans comprendre. Nous ne dirions comme toi que pour t’être agréables, c’est-à-dire que nous mentirions, ce que précisément le Livre défend. On ne pénètre, on ne sent bien que ce que soi-même on découvre. On ne peut aimer en idée que ce que l’on a vu soi-même au moins une fois, fût-ce en songe. Et nous ne songeons jamais que des choses que la nature anime et fait vivre autour de nous. Elle a suffi et suffira, avant et après nous, à remplir le cœur et l’esprit de milliers d’hommes créés à son image et qui, dans la vie qu’elle propage, sauront, s’ils les y cherchent, trouver une règle et une loi. Regarde, écoute, recueille en elle une semence qui te soit propre. Ne la reçois pas d’une main étrangère. Va,