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au-dessous des entreprises dirigées par un seul, le sentiment de la responsabilité tendant à s’affaiblir en se partageant; si elles sont parfois, elles aussi, pédantes et routinières, elles demeurent, à cet égard même, fort au-dessus des administrations publiques. Quelques défauts qu’on puisse signaler chez certaines d’entre elles, les sociétés privées offrent encore moins de prise aux abus que les administrations de l’Etat. Une chose surtout est manifeste : les compagnies privées sont moins oppressives[1]. Si elles ne sont pas toujours moins partiales que l’Etat, elles sont partout moins tyranniques ; elles offrent plus de recours à tous les droits, — ne fût-ce que pour cette raison que, n’étant pas une délégation de la puissance souveraine, elles ne peuvent être omnipotentes. Au-dessus d’elles, il y a toujours l’Etat et la loi, tandis que, au-dessus de l’Etat, il n’y a rien.


IV

Encore n’est-ce là, selon moi, que le moindre mérite des sociétés privées. Le grand avantage des compagnies, j’oserai le dire, ce qui fait, à mon sens, leur supériorité sociale et leur supériorité politique, c’est, précisément, ce qui leur vaut l’antipathie de tant de politiciens; c’est que, république ou monarchie, elles mettent une limite à l’arbitraire de l’Etat. Songez à l’importance de ce fait, pour qui garde le souci des libertés individuelles; les compagnies sont une borne à l’omnipotence de l’Etat, les compagnies sont un obstacle à l’oppression bureaucratique, un frein aux caprices des gouvernemens de partis et aux vexations des majorités parlementaires. N’y eût-il que cette raison, les monopoles de l’Etat nous sembleraient haïssables; et la détresse même des finances publiques ne suffirait point à nous en faire accepter de nouveaux.

C’est ici le cas de faire une application pratique de la fameuse et décevante théorie de la séparation des pouvoirs. Que de mécomptes n’a-t-il pas valus aux philosophes de la politique, ce beau principe de la séparation des pouvoirs! C’est le problème par excellence des gouvernemens libres, et après un siècle d’efforts et de tâtonnemens, il est devenu, pour les modernes, quelque chose comme la quadrature du cercle. A cet égard encore, le régime de la souveraineté du peuple ne s’est montré que trop semblable au régime de la souveraineté du prince. Maintenir

  1. Nous n’ignorons point qu’on accuse souvent les compagnies de se montrer oppressives vis-à-vis du public, et, plus encore, vis-à-vis de leur personnel ; c’est là un double grief pour lequel nous demandons au lecteur de nous faire crédit de quelques semaines, comptant l’examiner dans une prochaine étude.