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Tudor accroissaient à la fois leur pouvoir et leurs richesses. Aujourd’hui, s’ils font encore parfois mine de reprendre le vieux duel, l’État et l’Église, les deux rivaux séculaires ont beau brandir, Fun contre l’autre, des armes rouillées par les ans, la séparation entre le spirituel et le temporel est presque partout effectuée. — Elle l’est dans les mœurs, sinon toujours dans la loi. Chez nous-mêmes, en France, ce qu’on appelle du terme équivoque de séparation de l’Église et de l’État ne ferait, en coupant les derniers liens qui les rattachent l’un à l’autre, qu’achever, devant la loi, le divorce accompli dès longtemps dans la société ; — encore faudrait-il que cette séparation spécieuse ne forgeât pas, pour une des deux parties, des chaînes hypocrites, et qu’à l’Eglise, comme à l’État, elle garantît la plénitude de la liberté.

Mais d’autres forces ont grandi, et un autre champ d’action s’est ouvert, immense et fécond en richesses, dont l’État est tenté de se rendre maître. Une puissance nouvelle s’est levée qui a suscité les jalousies et les convoitises de la démocratie. Et, de même que, autrefois, sur l’Église et sur le spirituel, il se trouve des hommes pour conseiller à l’Etat d’étendre la main sur les sociétés industrielles et sur les compagnies financières. C’est une ère de luttes nouvelles qui s’ouvre pour le monde, comme une autre querelle des investitures ; et peut-être ne sera-t-elle ni moins passionnée, ni moins longue que la guerre pour la collation des bénéfices ecclésiastiques. Ici encore, s’il importe à la liberté que l’État ne soit pas assujetti par un pouvoir étranger, il importe, non moins, que l’homme privé ne soit pas asservi à l’État. Pas plus que le domaine religieux, le domaine économique ne doit devenir une simple province du domaine public. La liberté humaine exige que tous deux gardent leur autonomie ; que, entre eux et l’État, il y ait une ligne de démarcation qui s’oppose aux empiétemens de part et d’autre. Et si, devant l’autorité spirituelle constituée en pouvoir centralisé, en face de la papauté érigée en royauté souveraine et de la hiérarchie ecclésiastique rangée en armée disciplinée, il était malaisé à l’État de ne point entamer la lutte, ne fût-ce que pour défendre sa propre indépendance et maintenir sa souveraineté, je ne vois point, quant à moi, qu’il en soit de même de la sphère économique.

A l’inverse de la religion et au rebours de l’Église, l’industrie, le commerce, la finance, n’ont jamais formé, dans L’État, un véritable pouvoir. Ils ne se sont point cristallisés en un corps distinct, isolé de la nation; ils n’ont point recruté d’armée compacte, commandée par un chef national ou étranger; ils ne se sont pas incarnés dans un organisme séculaire, ayant l’audace et la force d’entrer en conflit avec l’État. Je cherche en vain, ici, un autre