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fièvre, on vit, à la place des réputations fauchées par la défaite, mûrir subitement de nouvelles renommées.

Quand l’opinion se détache du pouvoir établi, elle va par une pente naturelle à ceux que ce pouvoir a méconnus et écartés. La défaveur où il les a laissés devient leur titre. Ce fut celui de Bazaine, de Montauban, et de Trochu.

Bazaine avait eu cette première fortune de se faire un prestige dans la plus impopulaire de nos aventures, l’expédition du Mexique. Il avait eu cette seconde fortune de ne pas obtenir au début de la guerre contre la Prusse la place à laquelle ce prestige semblait l’appeler. Au lieu d’une armée qu’il espérait, un seul corps, le 3e, lui était confié. Le 2 août, il est vrai, on avait mis sous sa direction le 2e et le 4e pour le combat de Saarbruck, puis trois jours après, le 2e et le 5e à titre définitif. Mais en lui confiant ces troupes, l’empereur ni le major général ne renonçaient à leur donner des ordres, et ces mesures, qui accroissaient l’anarchie de l’autorité, semblaient prises pour amuser sans la satisfaire l’ambition du maréchal. Retiré dans le commandement du 3e corps, comme un autre Achille sous sa tente, il s’était abstenu d’exercer la direction qu’on ne lui abandonnait pas entière, avait laissé Frossard cueillir seul les faciles lauriers de Saarbruck, laissé écraser à Forbach le 2e corps qu’il eût pu et dû secourir. Mais, comme il ne s’était pas compromis sur un champ de bataille, sa réputation sortait intacte des revers et grandissait par eux. Sans se plaindre, il sut paraître paralysé par les ingérences incompétentes de l’empereur, et répandre la créance que, maître, il eût tiré un autre parti de nos ressources. Tous ne pensaient pas cela à l’armée, mais à Paris M. Thiers le disait, et tout ce qui n’était pas soldat jugeait les choses de l’armée sur la parole de M. Thiers. On sut donc gré au maréchal de son inertie comme d’une victoire, et l’on demanda pour lui la libre disposition de l’armée réunie autour de Metz.

Mais ni ces forces ni un seul chef ne suffisaient. Contre l’invasion il fallait lever, organiser, conduire de nouvelles armées. Le vœu public désignait Montauban et Trochu.

Le général Montauban s’était imposé à l’attention par la guerre de Chine. Jeté avec douze mille hommes dans l’immensité d’un empire inconnu, chargé d’imposer à la plus vaste agglomération d’hommes qui dans le monde obéisse aux mêmes lois, il avait su se diriger, vivre, s’ouvrir, à travers des multitudes qui par leur seule masse auraient pu l’écraser, un chemin à la capitale, traiter avec l’ennemi, enfin s’entendre pour la guerre et la paix avec nos alliés, les Anglais, tâche parfois plus malaisée que vaincre