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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/795

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tout à l’heure le sentiment de la France. Il fallait, pour trouver une humiliation comparable, remonter le cours des douleurs nationales jusqu’au jour où un autre empereur, Charles le Gros, avait, devant l’invasion normande, laissé les frontières ouvertes et la capitale sans défense. Et la France, ce jour-là, n’avait pas laissé le sceptre à qui ne savait pas tenir l’épée. Le seul espoir raisonnable était que la colère publique se rassasiât d’une seule victime. L’abdication des princes coupables ou malheureux en faveur de leurs fils est la ressource des peuples qui ne veulent pas ébranler l’État pour punir un homme. Pourquoi ce changement ne suffirait-il pas à la France ? Allégé de l’empereur et du ministère, le navire qui coulait bas sous l’infortune impériale pouvait peut-être porter encore une femme et un enfant.

Pour connaître les sacrifices utiles, il fallait consulter la mer, c’est-à-dire l’opinion, et toujours l’opinion obéit à quelques hommes. Les maîtres de l’heure et du flot étaient Thiers et Trochu. A Trochu l’impératrice préféra Thiers, l’ennemi illustre au serviteur suspect. Sans nul doute, M. Thiers exigerait l’abdication de l’empereur. Mais l’orgueil de décider cette chute, l’avantage de fonder sans révolution un régime nouveau, l’espoir de s’assurer à lui-même la seconde place, qui durant une minorité est en fait la première, le pousseraient peut-être à faire de ce changement son œuvre : faute de se donner lui-même, au moins donnerait-il ses avis. Ainsi Marie-Antoinette, — dont la destinée poursuivait l’impératrice par une obsession douce et cruelle, souvenir et pressentiment à la fois, — avait négocié avec Mirabeau. L’impératrice, comme la reine, songeait-elle à duper la force qui s’imposait, et à tout céder pour durer, avec la volonté de durer pour tout reprendre ?

Le 2 septembre, au Conseil de défense, M. Thiers, comme les soirs précédens, se prononçait avec véhémence contre la marche de Mac-Mahon : « Vous avez un maréchal bloqué, répétait-il, vous en aurez deux. » Il apprit là que la prédiction était déjà accomplie :


Tout à coup M. Jérôme David, que je connaissais peu, mais qui montrait dans le Conseil une attitude calme et une tristesse profonde, me saisit la main et me dit à l’oreille ces mots : « M. Thiers, n’insistez pas, je vous parlerai tout à l’heure. » Ces mots me fermèrent la bouche et je me tus, pensant bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire qui rendait toute discussion inutile. Le silence que je m’imposai contribua à abréger la séance du Conseil et nous sortîmes vers une heure du matin. Descendus dans la rue Saint-Dominique, M. Jérôme David me prit à part et me dit : « L’empereur est prisonnier, le maréchal Mac-Mahon est blessé mortellement. » À cette nouvelle, je restai consterné, stupéfait… Ma conversation avec M. Jérôme David fut longue et douloureuse. Nous nous promenâmes bien avant dans la nuit sur le pont de Solférino, nous perdant en réflexions désolantes sur le