sort qui nous attendait tous. Je voyais mon pays perdu ; je voyais aussi l’empire perdu, mais cette chute était loin de me consoler de la chute de la France. « Ne vous désolez pas, me dit M. Jérôme David, vous pouvez rendre encore de grands services à la France, et il faut les lui rendre. — Je ne puis plus rien, telle fut ma réponse : de tels désastres ne se réparent pas, et je ne sais où nous serons dans huit jours. » Il était tard, la nuit était froide, je quittai M. Jérôme David, et je ne l’ai pas revu.
En confiant à un adversaire politique un secret encore ignoré de tous, le serviteur de la famille impériale agissait d’accord avec sa souveraine, et la fin de son entretien était faite pour préparer M. Thiers au rôle que l’impératrice allait lui offrir. Déjà celle-ci avait commencé son action personnelle, et choisi son mandataire. Parmi ses familiers, nul ne lui inspirait plus de confiance que M. Mérimée : elle l’avait connu bien avant de monter sur le trône, et de là, dans leurs rapports, une intimité que les habitudes de cour empêchent de naître et que cette fois elles n’avaient pas détruite. La puissance avait donné seulement à la souveraine une raison de plus d’estimer un homme qui, à portée de tout obtenir, n’était ambitieux que d’amitié. La sienne s’était faite plus empressée depuis la mauvaise fortune. Il était aussi discret que fidèle. Enfin son goût pour l’esprit l’avait rapproché de M. Thiers, qu’il défendait aux Tuileries, comme il défendait Napoléon III chez l’homme d’État. Dans la nuit du 2 au 3, il annonça à celui-ci, par un mot, sa visite pour le lendemain : l’heure et les termes du message en indiquaient l’importance.
Dans l’entretien qu’ils eurent le 3, M. Mérimée déclara que l’impératrice désirait recevoir les conseils de M. Thiers, et demander à un tel homme des conseils c’était lui offrir le pouvoir. M. Thiers répondit que les avis demandés étaient sans doute relatifs au ministère ou à l’abdication ; que sur l’abdication du souverain, un ami dévoué avait seul qualité pour indiquer un parti à l’impératrice ; que pour lui donner une opinion sur ses ministres il fallait, si on les déclarait mauvais, être prêt à les remplacer et qu’il ne l’était pas. « Je n’ai donc rien à dire, rien à faire. L’impératrice n’aurait rien à gagner à me consulter. Certes, mon respect ne lui manquerait pas ; mais m’appeler serait pousser un cri de détresse sans aucun profit. » Quelques heures après, Mérimée lui écrivit que l’impératrice ne renonçait pas à ses conseils. Elle les réclama de nouveau, le même jour, et cette fois par M. d’Aygues-Vives, un de ses anciens chambellans[1]. Mais M. Thiers continua à
- ↑ « Dimanche, 4 septembre. J’ai été chez M. Thiers à sept heures du matin. …Notre conversation durait depuis une heure quand M. Thiers m’a dit : « Autre incident dont il faut que je vous rende compte ; je me suis pris d’estime et d’amitié pour M. d’Aygues-Vives, membre de la majorité. Il est très attaché à l’impératrice. Il est venu me voir hier. Avec une délicatesse extrême, il m’a demandé : « Que doit faire cette femme infortunée, si malheureuse comme épouse et comme mère ? » Je me suis défendu de rien répondre. « Je conseillerais peut-être un membre de la famille d’Orléans en pareille situation. Mais elle, je ne le puis. » Instances réitérées, de plus en plus pressantes de la part de M. d’Aygues-Vives ; de ma part refus très poli et très net. « Dites-lui que moi et mes amis nous ne sommes pas les ennemis qu’on lui a peut-être dépeints ; je réponds qu’elle ne rencontrera chez nous que déférence et respect. — Mais, sinon un conseil, du moins un avis, une indication à moi, M. d’Aigues-Vives, — À vous je dirai qu’à mon avis, en prolongeant son séjour à Paris, elle prolonge une situation qui n’a pas été jusqu’à présent sans dignité, qui demeurera je l’espère sans danger, mais qui ne me paraît avantageuse ni pour elle, ni pour le pays. » (Journal inédit du comte d’Haussonville.)
M. le comte d’Haussonville a, du commencement à la fin de la guerre contre l’Allemagne, tenu chaque jour note de ce qu’il avait vu, fait et entendu à Paris, où il est demeuré pendant le siège. J’exprime ma gratitude à son fils, M. le comte Othenin d’Haussonville, qui a bien voulu m’offrir communication de ces souvenirs, et je crois m’acquitter envers lui en exprimant le vœu qu’ils ne restent pas inédits. La sévérité des jugemens émis sur quelques personnages est sans doute ce qui retarde cette publication ; scrupule délicat et respectable. Mais les droits des amours-propres sont viagers comme eux, et le temps approche où tous les hommes nommés dans ces pages seront morts. Le jour où M. le comte Othenin d’Haussonville publiera ces souvenirs, il honorera la mémoire de son père, qui se montra si clairvoyant, si dévoué, si énergique Français ; et il méritera bien de l’histoire, car il l’aura enrichie de maints petits faits qui mettent de la lumière dans les grands.