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ses tons pleins et mats, étalés largement. Voilà donc pour l’art grec primitif une loi bien établie : qu’il s’agisse d’une statue ou d’un bas-relief, la sculpture en pierre tendre réclame une polychromie totale.

Quelle est, d’autre part, la valeur représentative, pour ainsi dire, de cette polychromie? Vise-t-elle à reproduire la vérité des couleurs, à donner, dans la limite de ses ressources, l’illusion de la vie? Pour la statuaire proprement dite, nous ne possédons guère que quelques morceaux, des têtes, des débris de statues drapées[1]. On y observe surtout des bleus et des rouges posés sur les vêtemens; quelquefois les chairs sont peintes en rouge. Comme les mêmes couleurs se retrouvent dans la sculpture monumentale, on peut admettre que la polychromie suit à peu près les mêmes règles dans les deux cas et conserve le même caractère. Or, elle est, à n’en pas douter, purement conventionnelle. Examinez à ce point de vue le plus remarquable des frontons en pierre tendre trouvé sur l’Acropole d’Athènes, celui auquel appartient cette étrange figure de Typhon, formée de trois bustes d’hommes munis chacun d’une queue de serpent[2]. Les couleurs dominantes sont le rouge et le bleu ; elles alternent dans les longues bandes qui couvrent les corps de serpens, dans le décor de l’aile éployée qui s’attache à l’un des bustes. Quant à l’indifférence absolue du peintre à l’égard de la vérité ou même de la vraisemblance, la bizarre enluminure des têtes en témoigne assez clairement. Qui ne connaît aujourd’hui la tête de l’un des triples bustes de Typhon, la « Barbe-Bleue », pour la désigner sous son sobriquet populaire[3]? Avec sa barbe et ses cheveux bleus, ses gros yeux au globe jaunâtre, à l’iris vert creusé d’un trou noir qui figure la pupille, cette tête paraîtrait un défi au bon sens, si nous ne savions que le peintre est resté de parti pris dans la pure convention. De même nous voyons sans trop d’étonnement, parmi les débris d’un autre fronton, deux lions au corps rouge pâle, à la crinière brun rouge, labourant de leurs griffes le corps d’un taureau bleu, où de larges lignes rouges figurent des coulées de sang. Bleu et rouge, voilà bien les couleurs favorites de la polychromie architecturale, et leur choix s’explique tout naturellement. Le peintre qui a colorié ces frontons a voulu avant tout

  1. Holleaux, Bulletin de correspondance hellénique, X, pl. VII.
  2. Revue archéologique, 1891, pl. XIII-XIV.
  3. Elle a été reproduite avec ses couleurs dans une grande planche exécutée en polychromie, Antike Denkmaeler herausgegeben vom deutschen archaeologischen Institut, I, 1889, pl. XXX. — Cf. la planche II de notre Histoire de la sculpture grecque, t. Ier.