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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/851

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Mais c’est là une question que des expériences pratiques pourraient seules trancher.

Les yeux étaient-ils peints ? N’eussions-nous d’autre argument à invoquer que le témoignage de Platon, nous n’hésiterions pas à le croire. Notre sentiment se trouverait confirmé par les sources littéraires relatives à la Vénus de Cnide. Comprendrait-on ce « regard humide » dont parle Lucien s’il s’agissait seulement des yeux incolores et sans vie auxquels nous a habitués la statuaire moderne ? Mais nous savons que l’usage d’animer par la couleur le regard des statues est en quelque sorte traditionnel dans la plastique grecque. Des yeux d’émail enchâssés entre les paupières, parfois sertis entre deux feuillets de bronze, dont les bords barbelés imitent la frange des cils, voilà des détails qu’on observe plus d’une fois dans les œuvres archaïques[1]. En étudiant la technique des yeux dans les statues grecques, M. Conze est arrivé à cette conclusion que, même à la belle époque de l’art, la peinture des yeux est la règle[2]. L’usage de creuser la pupille, pour donner au regard plus d’intensité, n’est pas antérieur au temps d’Hadrien ; et c’est une preuve que la polychromie commence à abdiquer ses droits. Sans doute, là plus qu’ailleurs, le sentiment individuel du peintre trouvait l’occasion de se manifester. Un art aussi raffiné que celui du IVe siècle devait avoir ses exigences, et si l’on considère les statues praxitéliennes, on se rend compte que la structure même de l’œil, un peu voilé sous la paupière, invitait le peintre à ne pas tomber dans un réalisme brutal. Pour trouver une indication satisfaisante, il faut peut-être se reporter à la tête polychrome du British Museum, où la paupière supérieure, coupant le cercle des prunelles, adoucit singulièrement l’expression du regard. Mais pouvons-nous deviner quel charme le collaborateur de Praxitèle, si renommé pour ses portraits de femmes, savait donner au regard d’une Aphrodite de marbre ?

Une objection se présente pourtant. Voici le modelé des cheveux, des yeux, sans doute celui aussi des lèvres, rehaussé par des couleurs appliquées avec plus ou moins de légèreté, mais cependant assez consistantes pour trancher sur le ton du marbre que conservent les nus. N’est-ce pas là un contraste choquant ? Les

  1. Lechat, Bulletin de correspondance hellénique, 1890, p. 361. — Ballorn, Zeitschrift für bildende Kunst, 1893, p. 261-267.— Le musée de Dresde possède un œil de statue enchâssé dans une coque de bronze, et où les colorations de l’iris et de la pupille sont rendues par des marbres de diverses couleurs. (Arch. Anzeiger, 1889, p. 102.)
  2. Conze, Ueber Darstellung des menslichen Auges in der antiken Sculptur. (Comptes rendus de l’Académie de Berlin, 1892, p. 47.)