Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/890

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient comme lui trouvé à Genève un asile pour y professer librement leur foi.

Pendant vingt ans, il avait vécu célibataire ; un jour vint où il se décida à se marier. Sa femme, qui se nommait Mie Miège, était fille d’un paysan du Faucigny; elle avait deux frères, l’un boulanger et l’autre cordonnier. C’était de la petite bourgeoisie; mais, autant qu’on en peut juger à trois siècles de distance, ce Parisien qui offrit sa main à cette Savoyarde, ne fit point un mauvais choix. Le testament déjà cité témoigne qu’elle était pauvre. Elle y reçoit de Didier Rousseau de larges legs[1] « nonobstant qu’il n’ait rien reçu d’elle, ni de ses parens; et toutefois lui donne les choses dessus dites, pour les agréables services qu’il a reçus d’elle. »

Mie Miège donna cinq enfans à son mari; tous les premiers moururent en bas âge; le dernier, Jean Rousseau, n’avait pas deux ans quand son père mourut (1581). Didier Rousseau laissait des affaires embarrassées, et sa veuve se mit bravement à les débrouiller. Elle y eut quelque peine ; les autorités genevoises, auxquelles elle adressait requête sur requête, ne s’empressaient point de lui accorder les dégrèvemens d’impôts qu’elle sollicitait ; on lui refusa tout net de la décharger de la ferme des dîmes du village de Lullier, sur laquelle deux ans restaient à courir. Sur ces entrefaites, les troupes du duc de Savoie vinrent faire du butin dans le pays; elles pillèrent à Lullier toute la partie de la récolte qui avait été mise à part pour le paiement de la dîme. La trésorerie genevoise n’entendit pas raison, et voulut que l’hoirie de Didier Rousseau, l’avoir de la veuve et de l’orphelin, eût à supporter la perte et à payer au gouvernement la somme convenue, comme si de rien n’était. Mie Miège se débattit pendant des années contre cette exigence ; on finit de guerre lasse par reconnaître son bon droit.

Ace moment, après trente mois de veuvage, elle se remaria. C’est avec un nonagénaire qu’elle vint redemander à l’église la bénédiction nuptiale, non plus avec une couronne de fleurs, comme les jeunes filles, mais avec un bouquet sur le sein, comme la coutume le voulait pour les veuves. Son nouveau mari s’était procuré par cette union une garde-malade pour ses derniers jours. Le pauvre vieillard ne tarda pas à mourir. Dans le printemps qui suivit. Mie Miège épousa un jeune homme. Elle redevint mère, et

  1. Largesses rustiques, à vrai dire. Didier Rousseau lègue à sa veuve « pour le temps où elle se contiendra en viduité, six coupes de froment, chacun an; un char de vin rouge (six à sept cents litres) chacun an ; et douze florins d’argent pour acheter un pourceau, chacun an, etc. »