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fut bientôt veuve une troisième fois : dès lors nous perdons ses traces. Au milieu de ces noces et de ces morts, l’enfant de son premier mari grandissait. Le jeune Jean Rousseau fut sans doute bien élevé par sa mère, à en juger par sa vie laborieuse et simple. Nous le retrouverons plus loin, en faisant l’histoire des quatre générations qui séparent Didier Rousseau de Jean-Jacques.

Nous avons sorti de la poussière des archives la souche de l’arbre généalogique du philosophe genevois. L’aspect en est modeste. Ce couple, le plus ancien que nous puissions connaître dans la ligne de ses ancêtres directs, le premier qui se dégage de l’ombre du passé, offre à nos regards deux personnes actives, qui ont lutté avec les difficultés de l’existence, qui se sont évertuées pour vivre, pour laisser quelque bien à leurs enfans. Il y a là de la vertu, mais c’est une vertu bourgeoise et sans éclat, sans rien qui tienne du gentilhomme ou de l’héroïne de roman. Une seule chose, dans tout cela, sort du terre à terre. Didier Rousseau a quitté Paris, le Paris déjà brillant de François Ier et de Henri II, et il a supporté trente années d’exil, parce que dans sa jeunesse il s’était laissé séduire à la voix des novateurs qui prêchaient une libre foi, qui voulaient une Église démocratique, qui appelaient le peuple à lire l’Évangile.

Si les familles de la bourgeoisie savaient garder leurs souvenirs, les entretenir, et se redire de génération en génération l’histoire et les destinées des ancêtres, Jean-Jacques eût été fier de Didier Rousseau; il eût pensé à lui, quand il dut à son tour abandonner Paris et la France pour être fidèle à ses idées, et quand Genève, qui avait été hospitalière pour son aïeul, fit brûler ses livres et le menaça de la prison. Mais il ne semble pas que le glorieux descendant ait jamais entendu parler de l’homme obscur dont, à cause de lui, nous avons recherché les traces et reconstitué la vie.

La série qui va de mâle en mâle, dans l’ordre de filiation, n’est pas la seule qu’il faille considérer. Chacun tient de son père sans doute, mais aussi de sa mère. Plus on remonte haut dans la lignée des ancêtres, plus est considérable cette part adventice que les alliances, à chaque génération, viennent mêler à l’héritage de la ligne directe. Mais pour Jean-Jacques Rousseau, les recherches les plus étendues et les plus attentives nous font retrouver, à maintes reprises, dans son arbre généalogique, ce que nous venons de voir dans le ménage de Didier Rousseau : l’union de deux races, un réfugié français qui s’allie à quelque famille du pays de Genève.