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par le messager une lettre de votre part, par laquelle j’ai appris que vous souhaitiez avoir une montre à boîte d’argent, où il y ait des pointes pour connaître de nuit les heures et les demies : c’est pourquoi je vous en vas commencer une qui sera dans sa perfection dans un mois. Pour le prix au plus juste, c’est quatre pistoles; mais vous pourrez vous assurer que ce sera quelque chose de bien... » La lettre est d’un jeune ouvrier, fort serviable et empressé près d’un riche acheteur. Le portrait, qui a été fait une trentaine d’années plus tard, nous représente un homme solennel dans sa perruque et son habit à boutons d’or.

David Rousseau, à vingt-quatre ans, avait épousé Suzanne Cartier, fille d’un tanneur et petite-fille d’un notaire. Il n’eut pas dix-neuf enfans comme son père; il n’en eut que quatorze, et beaucoup moururent en bas âge. En définitive, il lui resta trois fils : Isaac Rousseau, le père de Jean-Jacques; — David II Rousseau, qui fit peu parler de lui, — André Rousseau, horloger, qui alla en Hollande d’où il tirait des lettres de change sur son vieux père, qui se refusait à les payer; — et trois filles, les tantes de Jean-Jacques, qui nous sont connues par les Confessions et la correspondance de Rousseau.

Dans la société étagée de Genève, une famille de la bourgeoisie n’avançait qu’à petits pas dans la voie des honneurs ; il fallait monter lentement les degrés successifs par lesquels un petit nombre d’heureux s’élevaient jusqu’à entrer dans le « magnifique » Conseil des Deux-Cents. David Rousseau avait une position assez bonne pour pouvoir se permettre quelque ambition ; il n’eut pas beaucoup à se louer de la faveur qu’il rencontra dans les hautes sphères. Il approchait de la quarantaine quand il fut nommé dizenier : modestes fonctions qui lui permettaient de continuer son métier, et qui faisaient de lui, dans son quartier, un magistrat subalterne, une espèce déjuge de paix de dernier ordre. Il occupa vingt ans cette petite place: mais, ayant montré quelque faiblesse pour les séditieux dans les troubles de 1707, il fut destitué. Deux de ses frères, en différens temps, avaient été admonestés pour avoir tenu des propos qui avaient déplu au gouvernement. La famille Rousseau, sans qu’elle ait jamais joué de rôle actif en politique, était classée dans l’opposition, ce qui ne pouvait que nuire à son avancement.

Une autre cause agissait dans le même sens. Bien que nous n’ayons pas sur ce point de renseignemens précis, certains indices que nous pouvons recueillir paraissent indiquer que David Rousseau n’a pas su s’enrichir, comme l’avait fait son père. Il semble même que vers la fin de sa vie il ait été dans quelque gène, puisqu’il