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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/905

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III

Nous avons suivi la chaîne des générations, et nous voilà arrivés enfin à la mère et au père de Jean-Jacques. Les pages rayonnantes des Confessions vont éclairer maintenant et colorer les dossiers de pièces d’archives et les extraits des vieux registres que nous continuerons à compulser et à dépouiller : car nous en aurons besoin pour compléter les récits de Rousseau, et pour rectifier le narré des événemens qu’il n’a sus que par ouï-dire, ou qui se sont brouillés dans ses souvenirs lointains et confus.

Rousseau n’a pas connu sa mère, qui mourut huit jours après être accouchée de lui; mais son père lui a beaucoup parlé d’elle. Les charmans souvenirs qu’évoquait Isaac Rousseau, en s’entretenant avec son fils de la femme qu’il avait aimée et perdue, nous les retrouvons dans les Confessions : « Ma mère avait de la sagesse et de la beauté. Ce n’est pas sans peine que mon père l’avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie : dès l’âge de huit à neuf ans, ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans, ils ne pouvaient plus se quitter... Chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir. » Je veux bien qu’Isaac Rousseau et Suzanne Bernard se soient aimés aux premiers jours de leur adolescence ; mais le fait est qu’ils étaient l’un et l’autre dans leur trente-deuxième année, quand ils se marièrent.

Nous n’avons pas de portrait de Suzanne Bernard. Elle était séduisante ; elle attirait les regards. Le résident de France à Genève, M. de la Closure, l’avait remarquée ; longtemps après il se souvenait d’elle, et il en parlait à Jean-Jacques. Le Consistoire l’avait remarquée aussi, malheureusement. Un jour, elle s’était déguisée en paysanne, pour aller voir des farces qu’on jouait sur un petit théâtre[1]. Ce travestissement était une espièglerie que sans doute

  1. On s’étonne que les baladins qui donnaient ce divertissement au public genevois eussent réussi à obtenir à cet effet l’autorisation du gouvernement. Toujours est-il que le Consistoire, mécontent au plus haut degré, envoya des députés au Conseil, pour faire « une forte et sérieuse remontrance sur la permission donnée aux frères Lescot, médecins spagiriques (c’est-à-dire débitant des remèdes chimiques) de dresser un théâtre pour y vendre leurs remèdes; et comme il leur a été aussi permis d’avoir sur ledit théâtre des violons, d’y danser et d’y faire quelques représentations, le vénérable Consistoire n’a pu apprendre la chose sans gémir, dans la juste douleur qu’il a de voir que cette ville, qui jusqu’à présent avait été intacte du côté de la mômerie, de la comédie et de la balade, s’y soit laissé entraîner. Sur quoi ayant été opiné, a été dit qu’en tant que lesdits frères Lescot et leurs gens ne commettront sur leur théâtre aucune indécence, ni de parole, ni de fait, ni par posture, ni par gestes, on demeure à la permission à eux donnée. »