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la nièce d’un pasteur ne devait pas se permettre ; aussi le président du Consistoire la manda-t-il pour la morigéner. Elle eut le tort de se refuser à comparaître : mutinerie maladroite, dont elle fut sévèrement punie ; elle fut appelée en effet à recevoir en plein Consistoire la remontrance qui lui était due. Nouveau refus de sa part. On rapporta le fait au Conseil, qui envoya sur-le-champ un huissier à la jeune rebelle; elle dut se présenter à l’heure même devant MM. les syndics et conseillers, qui lui donnèrent sèchement l’ordre d’aller recevoir de MM. les pasteurs et anciens les réprimandes qu’elle avait méritées. Il fallut obéir, et le Modérateur du Consistoire lui adressa d’âpres censures.

Il avait d’ailleurs d’autres reproches et de sérieux avertissemens à adresser à la jeune fille : elle recevait les visites d’un homme marié, Vincent Sarasin, qui appartenait à une des familles de l’aristocratie genevoise. Il n’y a pas lieu de s’égarer ici en des soupçons qui seraient tout à fait sans fondement. Le registre du Consistoire, qui revient sur cette affaire à seize reprises différentes, ne parle de rien autre que de simples visites, quand tout à côté, sans fausse pruderie, il met rondement les points sur les i pour les fautes autrement graves dont tels et telles étaient coupables. Il n’était pas admis à Genève qu’un homme marié se permît de compromettre une jeune fille en allant lui rendre visite ; et quand les exhortations privées des pasteurs ne suffisaient pas à empêcher ce commerce, le Consistoire intervenait, et il était obéi. Voilà tout.

Suzanne Bernard, qui avait vingt-deux ans alors, demeurait avec sa mère et son oncle dans une maison qu’un jardin entourait, aux environs de la ville. Déjà depuis quelques semaines, les assiduités de M. Sarasin auprès de Mme Bernard leur avaient attiré à tous deux les admonestations de leurs pasteurs ; elles continuaient cependant, si bien qu’un jour M. Sarasin trouvant fermée la porte du jardin, rompit la haie, et pénétrant par l’ouverture qu’il s’était faite, se trouva en face du pasteur Bernard, oncle de Suzanne, lequel l’obligea de se retirer par le même chemin qu’il avait pris pour entrer. On rapporta cette petite aventure au Consistoire, avec un juste scandale : ce fut le point de départ d’une poursuite qui se termina comme la précédente : Vincent Sarasin se présenta devant la vénérable assemblée, et lui fit des excuses de sa conduite inconsidérée.

Suzanne Bernard faisait donc parler d’elle. Dans une ville où l’autorité morale était vigilante et puritaine, la jeune fille était suivie de regards attentifs, soupçonneux et sévères; et ses légèretés faisaient froncer le sourcil aux gens graves. Sans