Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vous êtes passionnément amoureux de vos libertés et de votre patrie. Vous êtes du naturel des palmes qui se redressent, tant plus on les veut abaisser. — Et cependant n’êtes point sujets à vous troubler à la façon de l’eau, à exciter les orages comme les vents, ni à vous soulever ainsi que font les vagues. Vous n’êtes pas comme ces poissons qui ne se plaisent que dans l’agitation des ondes, ni comme les chameaux qui recherchent l’eau trouble pour y boire. Vos humeurs ne ressemblent point à celle des piverts, qui se réjouissent lorsque l’air s’obscurcit et qu’il doit faire mauvais temps. Il n’y arriverait aucun changement, s’il n’y avait que vous pour en être les causes. « Les Genevois du XVIIIe siècle se reconnaissaient toujours dans les premiers traits de cette peinture ; mais il en eût fallu effacer toute la seconde moitié : elle ne répondait plus à l’humeur remuante qui amena cent ans de troubles dans la petite république.


Ils ne sont plus, ils ne sont plus les mêmes,
Ces Genevois, si sages autrefois :
Trop de sang dauphinois
A coulé dans leurs veines.


Ce sont de mauvais vers qui couraient à cette époque dans la ville. Le rimeur ne savait pas son métier; mais le patriote voyait clair. La seconde poussée de l’immigration française, qui fut à Genève la suite de la révocation de l’édit de Nantes, avait introduit dans la vieille cité beaucoup de nouveaux venus, étrangers aux traditions locales, ingénieux et vifs, instinctivement favorables à tout ce qui était large et libéral. Dans les anciennes familles, les uns se raidissaient contre cet esprit novateur, les autres s’y laissaient séduire.

« Les Genevois, dit Rousseau quelque part, avec un sincère amour pour leur pays, ont tous une si grande inclination pour les voyages, qu’il n’y a point de contrée où l’on n’en trouve de répandus. La moitié de nos concitoyens, épars dans le reste de l’Europe et du monde, vivent et meurent loin de la patrie. Nous sommes forcés d’aller chercher au loin les ressources que notre terrain nous refuse, et nous pourrions difficilement subsister, si nous nous y tenions enfermés. » Le goût des voyages s’était en effet éveillé à Genève. L’affluence des réfugiés, aiguillonnés par le besoin, qui prenaient pour eux les petits métiers, poussait au dehors les fils des anciennes familles; ceux-ci voulaient des carrières qui souriaient davantage à leur amour-propre ; et ne trouvant pas à se placer dans leur ville natale, ils allaient chercher fortune ailleurs. Dans l’entourage immédiat d’Isaac Rousseau, nous voyons son oncle Jacob établi à Londres (1685), son oncle André à Hambourg