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doute elle aurait pu dire au Consistoire, comme Célimène à Alceste :


Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors?


Mais cette fréquentation faisait tort à une demoiselle à marier. L’autorité consistoriale, en y mettant un terme, se comportait paternellement; la surveillance tutélaire qu’elle exerçait avec fermeté méritait un juste éloge, que sans doute elle n’obtint pas de notre jeune étourdie, mais que nous autres, impartiale postérité, nous lui accorderons cordialement.

Deux anecdotes : voilà tout ce qui nous reste du long temps de jeunesse que Suzanne Bernard parcourut, de quinze ans à trente. L’imagination voudrait la suivre dans ces heures si lentes qui se sont écoulées pour elle, dans ce loisir que tant de rêves ont traversé sans doute. On aimerait à voir ces beaux yeux que l’espérance et le désir ont fait briller, dont l’ennui a dû souvent voiler l’éclat. L’âme rêveuse de l’enfant qui était encore à naître se préparait déjà dans ces années oisives. Mais notre curiosité ne sait où porter son regard : pas une lettre ne nous reste, pas une ligne que nous puissions commenter. Du roman de cette belle personne, nous ne connaissons que le dénouement : elle finit par épouser un ami d’enfance.

Aussi bien que Suzanne Bernard, le marié était d’un caractère libre et fier, d’une nature aventureuse; ils appartenaient tous deux à ce qu’on appellerait aujourd’hui la jeune Genève. Un siècle nouveau s’était ouvert: les esprits émancipés sentaient arriver à eux un souffle inconnu. On entrait dans une époque de relâchement, de plaisir et de gaîté. Les pères avaient vécu dans des temps difficiles et durs; ils avaient accepté une vie étroite, soumise à des lois austères; les fils héritaient du fruit de leurs peines ; de longues économies avaient fini par créer l’aisance ; le goût des arts commençait à naître.

Les marques de la race persistent indélébiles à travers les générations qui se succèdent ; mais chacun de ceux qui meurent emporte avec lui quelque chose qui ne revient plus, et chaque flot de jeunesse amène du nouveau au jour. Le portrait des Genevois du XVIIe siècle avait été tracé dans le style imagé de l’époque, par Jacob Laurent qui écrivait en 1635: « Vous avez des jugemens solides et des esprits propres pour les sciences. Le courage ne vous défaut non plus, ni la constance contre tous accidens. On vous ferait grand tort, qui vous prendrait pour des casaniers et des souffle-cendres.