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— tout ce qui échappe nécessairement à ses prises. Elle le relègue au pays des chimères ou du rêve. Et pour perfectionner l’esprit humain, elle commence par le mutiler!

Elle se met alors en devoir, — le plus innocemment du monde, mais aussi le plus sûrement, — de le rétrécir, et sans doute c’est un autre danger. Si « le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l’être, la conception du relatif à la conception de l’absolu, le mouvement à l’immobilité », c’est en effet ce que beaucoup de nos savans ignorent, et l’on vient de voir pourquoi leur éducation purement scientifique était d’ailleurs incapable de le leur enseigner. Géomètres ou physiciens, chimistes ou physiologistes, ils raisonnent dans l’absolu, et fondés qu’ils sont sur un déterminisme dont ils ne comprennent pas toujours le sens, ils croient, comme l’on dit, plus ferme que roc, à l’objectivité, à la nécessité, à l’éternité de leurs lois. « Avant la fistule et après la fistule : » c’est ainsi que Michelet divisait le règne de Louis XIV! « Avant la science et après ou depuis la science : » c’est ainsi qu’à leur tour les savans ne reconnaissent que deux époques dans l’histoire de l’humanité : la première et la seconde, la première qui fut celle de l’ignorance, et la seconde qui est celle de la certitude. « C’est un fait ! » les entend-on dire ; et quand ils le disent, ils oublient ce mot si profond et si vrai « que, si l’expérimentateur doit soumettre ses idées au critérium des faits, on ne saurait admettre qu’il y soumette sa raison; car alors il éteindrait le flambeau de son seul critérium intérieur, et il tomberait nécessairement dans le domaine de l’occulte et du merveilleux. » La phrase est de Claude Bernard. Mais, parce qu’ils manquent du sentiment ou du sens de la relativité des faits, beaucoup de savans manquent d’esprit critique, et, manquant d’esprit critique, leur confiance en eux-mêmes n’a trop souvent d’égale que leur crédulité. C’est une suite comme inévitable de l’éducation purement scientifique. Elle déshabitue les esprits du doute; et le catholique le plus convaincu des vérités de sa religion n’y croit pas plus obstinément que le savant à l’infaillibilité de ses expériences ou de ses calculs. N’avons-nous donc tant attaqué la « superstition » que pour la déplacer? et n’aurions-nous brûlé les anciens dieux que pour en adorer, sur de nouveaux autels, de nouveaux et de plus tyranniques?

Car l’intolérance est fille de l’étroitesse d’esprit. Nous autres, — beaux esprits ou rhéteurs, historiens ou littérateurs, — quand nous avons une opinion sur l’évolution du droit romain ou sur les origines de la féodalité, sur la formation de la langue française ou sur les caractères du romantisme, nous sommes toujours prêts