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Mais ni l’enfance ni la jeunesse ne sont capables de porter l’ivresse dont la science étourdit d’abord ses néophytes, et c’est affaire à la maturité. Comme d’ailleurs il importe aux intérêts de la science qu’elle soit toujours en mouvement, il faut elle-même qu’elle prenne garde à ne pas créer dans les esprits des préjugés qui s’opposeraient plus tard à son progrès. Où sont aujourd’hui la physique, la chimie, la physiologie d’il y a trente ans seulement, et qu’en connaissons-nous pour les avoir étudiées au collège, et depuis oubliées? Précisément ce qu’il en faut pour nous défier de leurs découvertes récentes, y résister d’abord, et trop souvent n’y rien comprendre. Et enfin, et surtout, dans la rapidité de la vie contemporaine, le temps que nous ne retrouverons plus de contracter des habitudes morales et sociales, il est urgent de le reconquérir sur celui que, pendant la jeunesse et l’enfance, on donne de trop à l’éducation scientifique.

Car toutes ces mesures seront vaines si l’on ne s’applique pas à faire pénétrer dans les esprits, et comme à y graver profondément, ces belles paroles de Lamennais: « La société humaine est fondée sur le don mutuel ou le sacrifice de l’homme à l’homme, ou de chaque homme à tous les hommes, et le sacrifice est l’essence de toute vraie société. » C’est ce que nous avons désappris depuis tantôt un siècle, et s’il faut nous remettre à l’école, c’est pour le rapprendre. Pas de société sans cela, ni d’éducation, si, comme nous avons essayé de le montrer, l’éducation doit former l’homme pour la société. L’individualisme, voilà de nos jours l’ennemi de l’éducation, comme il l’est de l’ordre social. Il ne l’a pas toujours été, mais il l’est devenu. Il ne le sera pas toujours, mais il l’est. Et, sans travailler à le détruire, — ce qui serait tomber d’un excès dans un autre, — voilà pourquoi, durant de longues années encore, tout ce qu’on voudra faire pour la famille, pour la société, pour l’éducation, comme pour la patrie, c’est contre l’individualisme qu’il faudra qu’on le fasse.


FERDINAND BRUNETIERE.