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n’est jeune. La poussière a donné la même teinte jaunâtre aux constructions de tous les âges. Des allées d’ormeaux tristes, sans autres promeneurs que les muletiers qui cheminent, espacés, vers les campagnes où ils se perdront bientôt, longent un moment le bord de l’Arlanzon, filet d’eau tout menu dans un grand lit de cailloux. Le silence seul de cette ville et l’espèce de recueillement qu’on y respire rappellent sa dignité passée. Elle ressemble à une veuve très fidèle. Ceux qui connaissent bien Burgos affirment que ses habitans ont encore la vie simple, retirée et religieuse qui fut celle de toute l’Espagne, aux grandes époques. Beaucoup de familles nobles y gardent les anciens usages. Le carlisme y compte des adhérens nombreux. Ils y vivent comme y vivaient les ancêtres. Le monde seul a changé autour d’eux, et les hommes que j’ai vus là m’ont donné l’impression que les provinces d’Espagne, quelques-unes du moins, conservaient encore une aristocratie, nullement dégénérée, tenue en disponibilité par sa faute ou, si l’on veut, par sa volonté, mais capable d’en sortir et de jouer, dans l’Etat, le rôle qu’elle a déjà tenu.

J’ai retrouvé, à l’hôtel, mon ami, M. d’A… qui doit faire désormais avec moi une partie du voyage. Ensemble nous avons visité le couvent de las Huelgas, monastère des dames nobles, au bord des campagnes poudreuses, puis, revenant dans l’intérieur de la ville, au coucher du soleil, je l’accompagne chez un de ses parens, avocat des plus distingués de Burgos. La conversation s’engage sur des questions de droit rural. J’apprends que ces vastes espaces, qu’on dirait sans aucune séparation, sont au contraire possédés par un nombre incroyable de propriétaires ; qu’on rencontre fréquemment des propriétés foncières d’un ou de deux sillons, et des ventes immobilières dont l’enchère se monte à quatre-vingts ou cent pesetas. Notre hôte m’explique les transformations profondes qu’a subies la campagne de Castille : division du sol ; abandon des pueblos par les anciens seigneurs qui vivaient parmi les paysans, confinés là par la tradition et par la difficulté des voyages ; déboisement des montagnes, ininterrompu depuis des siècles, et devenu un mal peut-être sans remède. Je l’écoute, puis je demande brusquement :

— Cette Espagne, qui fut à la tête des nations, la plus riche et la plus puissante, comment a-t-elle perdu son rang ? Depuis que je l’étudie, je crois voir que la race ne, s’est pas abâtardie, ce qui eût été une explication. Pourquoi alors n’a-t-elle pas retrouvé tout son passé ?

Celui à qui je m’adresse, me considère une minute, le temps de mettre un peu d’ordre dans les pensées qui traversent son