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regard, en beau tumulte, et il a l’air de se contenir encore lorsqu’il parle, et il est d’une éloquence fougueuse, qui m’enchante comme tous les cris d’âme.

— Vous devriez plutôt me demander, monsieur, pourquoi elle n’est pas morte ! Vingt autres nations auraient succombé, quand la nôtre a résisté. Nous avons eu tout contre nous, la corruption, les armes, les divisions intérieures, et nous vivons ! Vous parlez de notre richesse après la découverte de l’Amérique ? Ç’a été la plus redoutable des invasions, celle de l’or, qui nous venait à pleins navires. Elle déshabitua ce pays du travail. Il a cru que la fortune continuerait à affluer vers lui, comme un tribut perpétuel payé à celui qui avait donné au monde un monde nouveau, et, à l’heure où les industries se développaient, chez les autres peuples, elles dépérissaient chez nous. Nous souffrons encore de cette gloire d’avoir découvert l’Amérique, monsieur ! Et depuis, que de secousses, que de bouleversemens ! L’Espagne était appauvrie, et les guerres l’ont ruinée. Comptez seulement les crises que nous avons traversées en ce siècle ! Comme alliés de la France, nous perdons notre flotte à Trafalgar. Dès le lendemain, les rôles sont intervertis. Vos armées violent notre territoire, prennent et pillent nos villes, les trésors de nos cathédrales et de nos musées. Les Anglais, au contraire, deviennent nos alliés. Mais quels alliés ! Vous autres, vous détruisez avec une rage aveugle. Eux, ils rasent les fabriques de coton, sous prétexte de nous défendre, ils tuent en germe la concurrence future, ils brûlent Saint-Sébastien qui pouvait leur porter ombrage. L’histoire n’a pas dit toutes les ruines qu’ils ont faites. Elle n’a parlé que des vôtres. Amis et ennemis nous ont été funestes, cependant, et nous n’avons pu nous délivrer ni des uns ni des autres. L’Angleterre a gardé, comme avant, Gibraltar, et vous nous avez laissé vos idées, fermens de divisions, causes nouvelles de faiblesse. Les révolutions ont achevé l’œuvre : guerres carlistes, insurrections populaires, pronunciamientos de soldats, essais de république, restaurations de monarchies absolues, régimes constitutionnels, rois indigènes, rois étrangers, nous avons tout connu, mais surtout le mal que font tant de changemens. Etonnez-vous, après cela, que l’Espagne ne possède pas un commerce florissant, une industrie développée, et qu’il y ait de la poussière dans les rouages de son administration !

— J’avais entendu raconter, lui dis-je, qu’il fallait aller chercher l’éloquence dans le midi de l’Espagne. Je vois bien que le nord n’en est pas dépourvu.

Il me tendit la main, affectueusement, et reprit, poursuivant son idée :