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Comment, en effet, Voltaire, si bien informé qu’il fût, aurait-il pu savoir toute la vérité sur une procédure criminelle ? Le secret le plus strict planait alors sur tous les actes de l’instruction ; et les greffes, à coup sûr, n’avaient point de complaisances pour les correspondans de Ferney ! Ils n’en avaient pas davantage pour l’avocat des accusés, qui ne possédait au criminel ni le droit de plaider, ni le droit de connaître, à un moment quelconque, les charges de la procédure. Linguet, de même que Voltaire, n’avait donc pu Aire instruit que par des indiscrétions, des rapports incomplets et souvent erronés. Mais aujourd’hui les archives du Parlement de Paris, devenues accessibles, nous ont livré leurs mystères, et nous possédons les pièces originales du procès, les registres de la Tournelle, les feuilles même d’audience, ainsi que les lettres et documens de toute sorte que le procureur général Joly de Fleury avait classés à son parquet. Aidé de ces documens inédits, aidé aussi des écrits de Linguet, et notamment du Mémoire, très remarquable et très oublié, qu’il rédigea en faveur des accusés d’Abbeville, nous essayerons fie reprendre le récit, du procès. Mais il nous faut d’abord, dans un court prologue, montrer les relations d’amitié ou de haine qui s’étaient nouées avant le drame entre ses principaux acteurs ; et pour cela nous transporter à Abbeville, capitale du comté de Ponthieu où, en septembre 1763, un incident avait groupé autour de Linguet tous les personnages du procès futur.


I

A Abbeville, en ce temps-là, les fonctions paisibles de « mayeur » ou de maire étaient remplies par un personnage qui jouera un rôle très sombre dans la suite de ce récit ; il se nommait Duval de Soicourt. Ce maire était dans la cité le chef d’un parti puissant, et le parti contraire était, comme il convient, dirigé par l’ancien mayeur, M. Douville de Maillefeu, conseiller au Présidial. Les deux factions, en guettant l’heure et l’occasion de s’entretuer, se complaisaient aux incidens, aux embuscades quotidiennes de la guerre de clocher. Il n’était point de coup d’épingle, de petite vexation que Duval de Soicourt n’inventât contre ses adversaires. C’était, du reste, le plus tatillon des mayeurs ; et son humeur se faisait sentir dans les actes les plus minimes de son administration.

C’est ainsi qu’un matin du mois de septembre 1763, il alarma toute la ville à propos d’un certain étranger qu’on voyait depuis quelques jours aller et venir par les rues, l’œil fureteur et en piètre équipage. Cet étranger faisait mine d’inspecter les bords de