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ses goûts de lettré et d’agacer Duval de Soicourt. Il installa Linguet dans sa maison et le donna comme précepteur à son jeune fils. D’autres enfans de familles amies vinrent partager les leçons de notre Thaïes. C’étaient Gaillard d’Estalonde, Moisnel, Dumayniel de Saveuse et le chevalier Lefebvre de La Barre.

Dans ce milieu, Linguet vécut les heures les plus douces d’une vie qu’attendaient bien des orages. Il partageait ses jours entre le soin de ses élèves et la composition de plusieurs écrits qu’il publia en 1764. Le plus étendu de ces ouvrages portait sur la nécessité d’une réforme dans l’administration de la justice. Il venait à peine de paraître que son auteur, obéissant à sa nature inquiète et mobile, et aux exhortations d’une aïeule qui le pressait de prendre un état, quitta Abbeville, vint à Paris, et se décida à y exercer cette profession d’avocat qui avait été jusqu’alors l’objet de ses sarcasmes. Il fut inscrit, le 19 octobre 1764, comme stagiaire parmi les avocats du Parlement de Paris. Puis un an se passa dans des loisirs forcés, dans l’attente inquiète de la première affaire. En 1765, un appel désespéré, venu d’Abbeville, vint arracher Linguet à sa courte inaction, et le jeter dans la vie de lutte et de bataille qu’il devait mener jusqu’à sa mort. Le jeune Douville et ses camarades Moisnel, de Saveuse et Lefebvre de La Barre, ces enfans dont Linguet, quelques mois auparavant, dirigeait les études, étaient impliqués à grand bruit dans une affaire criminelle.


II

Le 9 août 1765, un bruit s’était répandu dans la ville : « Un crucifix de bois, exposé sur un pont à la vénération publique, a été trouvé le matin chargé de plusieurs coups de sabre, qui y ont laissé des traces profondes. Cet événement, dès qu’il est connu, excite une consternation générale. Le peuple s’assemble autour de la croix pour en détester la profanation[1]. »

Tout se met en mouvement. Le procureur du roi, Hecquet, et l’assesseur criminel, Duval de Soicourt, faisant les fonctions de lieutenant, s’acquittent de leur devoir. L’un rend sa plainte, et l’autre une sentence qui permet d’informer. L’assesseur criminel se transporte sur le lieu de l’attentat, et constate le crime de lèse-majesté divine, pour lequel les canons et l’ordonnance sont également impitoyables. L’église suit de près dans ses

  1. Dans sa lettre du 26 février 1766 (collection Joly de Fleury : manuscrits. Bib. Nat. Der 4817), le procureur du roi d’Abbeville écrivait au procureur général qu’il faisait « grossoyer le procès. » C’est ce « procès grossoyé ». transmis au Parlement de Paris à cause de l’appel formé par les accusés, qui existe et que nous avons pu consulter aux Archives nationales, X2, B 1392.