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constatations la justice royale. Dès le 10 août, Mgr de Lamotte s’avance sur le pont d’Abbeville, pieds nus et la corde au col, suivi par son clergé et par un immense concours de peuple. Après les cérémonies de l’amende honorable, il prononce un discours où il appelle sur les auteurs du sacrilège « les derniers supplices en ce monde, et dans l’autre des peines éternelles. » Il faut voir avec quelle circonspection Linguet a parlé dans son Mémoire de cette mise en scène et de ses résultats. « La démarche du prélat, écrit-il, était édifiante ; mais on ne saurait dissimuler qu’elle fit sur l’esprit du peuple une impression que sans doute il ne prévoyait pas lui-même. La pompe de cette cérémonie, l’éclat qui l’avait accompagnée, échauffa les imaginations. On ne parlait plus d’autre chose dans la ville. Les entretiens particuliers nourrissaient l’émotion publique ; celle-ci portait l’alarme dans les consciences ; la frayeur faisait naître des scrupules et produisait des indiscrétions. »

Le scandale grandit avec les monitoires, c’est-à-dire avec les appels à la délation fulminés on chaire par les vicaires et les curés. Ces monitoires s’accordaient parfaitement avec l’axiome que les criminalistes du temps formulaient ainsi : « Dans les délits d’une atrocité exceptionnelle, les conjectures les plus légères suffisent contre l’accusé, et le juge peut s’écarter des lois[1]. » L’église enregistrait les propos, les révélations, et, conformément à l’art. X du titre VII de l’ordonnance, les envoyait au greffe sous pli cacheté. Ainsi, la calomnie et l’erreur judiciaire se trouvaient organisées savamment. On n’allait pas tarder à s’en apercevoir.

Le 17 août, Hecquet, procureur du roi, avait écrit à M. Joly de Fleury, procureur général du Parlement de Paris, pour l’informer de la mutilation, et demander ses ordres au sujet d’autres impiétés, que l’enquête faisait découvrir. « En portant plainte du fait de la mutilation, disait-il, j’ai appris qu’on débitait que plusieurs jeunes gens se vantaient d’avoir commis des impiétés encore plus grandes ; j’en ai fait mention dans ma plainte sans les désigner autrement. » Et le 22 août, le procureur général répondait : « J’ay reçu votre lettre au sujet des particuliers qui se sont livrés aux excès et aux impiétés les plus criminelles. Vous devez continuer d’en faire informer, et de faire toutes les diligences nécessaires pour faire découvrir et arrêter ces particuliers, et leur instruire le procès dans la plus grande rigueur de l’ordonnance. Vous aurez agréable de m’envoyer à fur et à mesure copie des procédures. »

  1. Beccaria, des Délits et des Peines, Lausanne, 1766, p. 50.