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nous respirions le vent de grandeur qui ne souffle plus, toujours galant homme, il tendait à tous des mains cordiales, les belles mains modelées sur la garde de l’épée, auxquelles ne resta jamais souillure d’argent ou de trahison. Nous le conservions comme ces livres de grand prix, qu’on est fier de posséder dans sa bibliothèque, et qu’on y va trop rarement chercher. Nous ne sortons pas assez nos reliques : il servirait tant de nous en faire honneur devant l’étranger, qui les admire encore alors que nous les négligeons. On l’a bien vu, quand ce revenant s’est redressé de toute sa taille en face de l’Europe, dans le court réveil de gloire que la mort accorde à ceux qu’elle endort. Nous avons entendu ce bruit réconfortant et délicieux, d’autant plus doux que nous en sommes désaccoutumés, des têtes qui s’inclinent au dehors devant une haute émanation de notre race. Tous ont manifesté leur admiration ; les indifférens, les amis qui avaient jadis fait hésiter le sort en opposant à notre Canrobert des soldats à sa mesure, et les adversaires d’hier, par la voix d’un monarque incomparable dans l’art des appels flatteurs sous la visière d’un heaume. Il y a bien eu quelques mauvais bruits chez nous : cris inintelligens de ceux qui épluchaient cette vie, ne comprenant pas que le dernier maréchal était devenu un symbole ; abois dont le vieil Africain ne se fût pas étonné ; il savait quels fauves viennent rôder et glapir autour de la tente où l’on garde un mort.

Nous ne l’en avons pas moins conduit aux Invalides, avec un cortège militaire qui l’eût satisfait, les aciers bien étincelans sous ce beau soleil de froidure. Quarante ans plus tôt, pendant la visite que fit à Paris la reine d’Angleterre, Canrobert fut chargé d’accompagner la souveraine au tombeau de Napoléon. Il arrivait de Crimée : le peuple le reconnut et lui fit une bruyante ovation, à cette même place où il vient de la retrouver sous une autre forme, dans l’ovation muette des drapeaux et des épées sur son cercueil. Nous l’avons conduit à l’église, lui. Ce fut une dernière et belle vision, pour les yeux du bon soldat, cette église militaire, emplie d’armes et d’uniformes, avec les étendards des voûtes penchés sur le catafalque, et le grand’voile noir coupant la nef du haut en bas, interceptant le tabernacle du Soldat prodigieux. Des baies qui éclairent la rotonde masquée par ce voile, une lueur vague filtrait à travers l’étoffe, clarté qui paraissait émaner du redoutable tombeau ; des souffles, des frissons mystérieux agitaient cette tenture, comme si une main voulait l’écarter, comme si l’homme d’Austerlitz allait sortir pour recevoir un de ses lieutenans, chasser quelques intrus, donner le mot d’ordre à ce nombreux état-major, là, sur les degrés de l’autel, plus grand que tous dans sa petite taille, naturellement maître de tous en