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II

Parmi les combinaisons du Directoire, il en était une que Bonaparte n’entendait exécuter à aucun prix : c’était la restitution de la Lombardie. Rendre Milan aux Autrichiens, leur livrer les Légations, ce serait leur abandonner quelque chose de sa gloire et quelque chose de son sang. Ce sang italien bouillonne sourdement en lui. L’indépendance de l’Italie n’est pas dans sa pensée une simple expression de chancellerie : c’est une parole vivante, nourrie des passions de trois siècles. Mais Bonaparte estime, comme autrefois Richelieu, que l’Italie sera indépendante si elle passe de la domination autrichienne à la tutelle française. C’est l’évolution, toute personnelle chez lui, de l’esprit de magnificence des anciennes guerres royales, devenu l’esprit d’expansion de la Révolution française. Il s’éprend de la régénération de l’Italie comme la grande Catherine s’était éprise de l’affranchissement des chrétiens d’Orient. Un vieux routier de la diplomatie française, élevé comme presque tous les contemporains à l’école de Frédéric, l’incite à ces pensées et les lui traduit en forme classique. C’est Cacault, qui gère à Rome les affaires françaises et y observe les manœuvres de la cour papale. Cacault a été un des premiers indicateurs et fournisseurs de faits qui aient servi Bonaparte, pareil à ces vieux officiers qui suivaient les jeunes princes dans les camps et enseignaient la routine des chemins battus à ceux qui devaient renouveler la face de la guerre. Pour lire ces lettres de Cacault, comme il convient, c’est-à-dire comme elles furent écrites et connue les lisait Bonaparte, il faut enlever le vernis superficiel des formules et dépouiller les mots du sens que leur avait attribué, pour un temps, la rhétorique parisienne. On n’avait jamais plus parlé de sensibilité qu’au temps de la Terreur ; on ne par la jamais plus de la liberté des peuples qu’au temps du Directoire. Cette liberté est pour Bonaparte un instrument de conquête : créer des Républiques, former des Etats, relever les ruines dans toute une grande région de l’Europe et y renouveler avec les souvenirs de Rome, les grands pouvoirs des proconsuls romains, voilà de quoi tenter son ambition. Il s’exalte à ces idées d’une sorte d’enthousiasme césarien. Ainsi se forme un lien entre l’intérêt de sa gloire et l’émancipation de l’Italie, connue il s’en formait un entre son arrivée au pouvoir et la fin de la Révolution en France. Rien d’incompatible d’ailleurs entre ces desseins et les conditions coutumières de la politique européenne.

« Vous avez pris, général, écrivait Cacault le 27 et le 29 octobre,