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expirée ; il en demande le renouvellement. Avant d’y consentir, Bonaparte veut savoir si ce renouvellement acheminera vers la paix. Merveldt le lui donne à entendre, et l’armistice est prolongé jusqu’au 19 avril. Bonaparte découvre alors ses conditions. Il présente deux combinaisons : 1° L’Italie paiera la limite du Rhin ; l’empereur recouvrera la Lombardie et, en compensation de la Belgique, prendra la Dalmatie, l’Istrie et le Frioul ; 2° La France se contentera des frontières constitutionnelles : la Belgique, le Luxembourg, Liège, et renoncera à la limite du Rhin ; en échange de la Belgique, l’empereur prendra la Vénétie jusqu’au Mincio, peut-être même Bergame et Brescia. Comme Merveldt s’enquérait des moyens d’exécution, Bonaparte se répandit en propos méprisans sur Venise, dont il serait, dit-il, maître quand il voudrait.

Thugut était familier avec ce genre d’insinuations, et le courrier que lui expédia Merveldt, au sortir de l’entretien, fut le très bienvenu. Conserver un pied en Italie, s’étendre sur l’Adriatique et par là prendre à revers l’empire turc, c’est-à-dire le grand marché futur des partages, c’était une de ses combinaisons favorites. Bonaparte flattait d’autre part ses passions en lui offrant le moyen de déjouer les convoitises de la Prusse : si la France renonçait à la limite du Rhin, Frédéric-Guillaume sortirait de la guerre les mains vides dans l’Empire, où il n’avait plus, depuis longtemps, les mains nettes. Thugut jugea que Bonaparte désirait la paix ; que cette paix ne serait, de part et d’autre, qu’un expédient ; qu’elle donnerait ouverture à des combinaisons plus étendues et plus fructueuses à qui saurait mettre à profit le temps de l’armistice. Le 15 avril, il envoya aux négociateurs autrichiens cette instruction : renoncer à la Belgique et au Luxembourg ; maintenir formellement l’intégrité de l’Empire, sauf à transiger pour des parcelles, selon les convenances de la France ; réclamer la restauration du duc de Modène ; réclamer Milan, et si les Français le refusent, réclamer une compensation : cette compensation, aussi bien que celle qui sera due pour la cession de la Belgique, c’est aux Français de l’offrir : s’ils offrent Venise, on s’étonnera qu’ils n’offrent pas de préférence les Légations ; on insinuera que si l’empereur prend une partie des terres de Venise, les Légations pourraient indemniser cette république ; dans tous les cas, on n’acceptera la terre vénitienne que si les Français en disposent. Ces combinaisons expriment des nuances très subtiles dans l’art d’usurper le bien d’autrui sans pécher contre l’esprit d’Etat. Le lecteur moderne s’étonnera, peut-être de l’étonnement officiel que Thugut prescrit à ses agens pour le cas où Bonaparte n’offrirait pas à l’Autriche