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vues de nos gouvernemens. Il fallut négocier, remanier, sur un point, le texte de la proposition, et ce ne fut qu’à ce prix qu’on obtint l’agrément des conseillers du Sultan. L’acte fut signé le 4 juin, laissant pourtant dans une demi-obscurité des détails qui devinrent, plus tard, la source de nombreux dissentimens.

Continuant leur retraite, les Russes étaient rentrés dans les lignes de leurs possessions et s’y étaient solidement cantonnés. De leur côté, les armées alliées avaient quitté Varna le 6 septembre ; le 16 elles avaient débarqué en Crimée, et elles remportaient, le 20, une première et brillante victoire sur les rives de l’Alma. Anglais et Français, généraux et soldats, chacun avait fait tout son devoir. J’en recueillis les détails de la bouche de l’intendant de la division du prince Napoléon. Cet officier, grièvement blessé, avait été évacué sur Constantinople. Il me raconta la vaillance de nos troupes, l’activité vigilante et le calme des officiers, la précision et la netteté des ordres donnés par les commandans des deux armées. Il se trouvait, au moment où il fut atteint par un boulet, à côté du prince conduisant sa troupe et lui donnant, sous le feu plongeant des Russes, l’exemple de la bravoure.

Ce souvenir en évoque un autre qui offre un intérêt particulier. Le prince Napoléon était, depuis deux mois, devant Sébastopol, quand sa santé se trouva gravement atteinte. Conformément à l’avis des médecins, il rentra à Constantinople. On sait avec quelle franchise il avait l’habitude de s’exprimer, avec quelle sagacité il jugeait les hommes et les choses, sans rien cacher de sa pensée. Il parlait avec enthousiasme de la conduite de nos soldats, du talent, de l’habileté des officiers qui les commandaient, mais il considérait qu’on se repaissait d’une funeste illusion en se persuadant qu’on réduirait Sébastopol avant longtemps sans autres moyens que ceux dont les alliés disposaient en ce moment. « Ce n’est pas un siège, disait-il, que nous poursuivons en Crimée ; un siège suppose un total investissement de la place ; c’est ainsi que ville assiégée est ville prise, suivant un vieux mot, parce que, si elle n’est pas vaincue par le canon, elle l’est par la famine. Sébastopol n’est ni ne peut être, avec nos ressources, investie, assiégée dans ces conditions. Nous l’avons attaquée et nous nous en approchons par son développement méridional, mais rien ne l’empêche de recevoir, par la partie du nord, défendue par un fort solidement armé, des secours et des renforts de tout genre. C’est donc non un siège, mais un duel qui se continue entre nos batteries et celles de l’ennemi ; celles-là construites en pleine campagne, servies par des hommes vivant sous la tente ou dans la tranchée ; celles-ci couvertes par le feu de la place où les servans trouvent, après la corvée, des abris