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été exécuté, Jean-Jacques n’eût été qu’un autre Saurin, avec plus de talent que celui qu’on connaît. Son influence eût été nulle en France et en Europe. Dans l’auditoire de théologie de Genève, au milieu de gens méticuleux, il eût été nourri dans des traditions provinciales, ou plutôt déjà étrangères ; il eût été en dehors du mouvement qui entraînait, les hommes de son époque ; il ne se fût pas si bien préparé à agir sur l’esprit de ses contemporains. Mieux valait d’abord entrer dans leur foule, quitte à s’en dégager ensuite, mais alors en étant familier avec leurs idées, en étant reconnu par le siècle comme l’un des siens.

Une longue expérience historique montre que le protestantisme français, qui est très solide et très estimable, a perdu depuis trois cents ans le don qu’il avait possédé dans ses premiers jours, de susciter une foule de prosélytes et de provoquer des entraînemens. C’est que toute une tradition pèse sur lui, à laquelle le reste du monde est étranger. Rousseau, en s’éloignant de Genève, avait échappé au péril d’être enrégimenté dans une secte sans avenir, et de revêtir un uniforme qui l’eût singulièrement gêné dans son action sur le public et dans le développement de sa pensée même. Simple laïque, il a été pourchassé plus tard par les pas-leurs et les consistoires. Qu’eût-il fait au milieu d’eux ?

Tout était donc pour le mieux quand Rousseau, sans avoir de maîtres, prenait en main les livres des philosophes de ce siècle fécond qui s’était ouvert avec Descartes :


Je tâtonne Descartes et ses égaremens ;
Avec Locke, je fais l’histoire des idées ;


a-t-il dit dans le Verger des Charmettes, petit poème qu’il écrivit alors, el qu’il fit imprimer aussitôt. C’est le premier ouvrage qu’il ait donné au public ; il en distribua les exemplaires à quelques amis, qui sans doute lui en firent compliment : ce fut tout le succès de cet opuscule. S’il a passé inaperçu en son temps, il a un grand prix aujourd’hui : non qu’on y trouve de beaux vers, mais on y voit un portrait fidèle de l’apprenti philosophe que Rousseau était alors, ami de l’étude et de la flânerie, ébloui de sa petite science, lier d’entretenir commerce avec de grands esprits comme Leibnitz et Malebranche, étalant des noms d’auteurs, Kepler, Huyghens, qu’il ne connaissait que de seconde main ; mais habile à se frayer sa route. Au milieu de ce vagabondage intellectuel, butinant dans tous les sentiers, il se faisait une provision d’idées, et quoique ayant fait ses études sur le tard, il a réussi tout à fait à se familiariser avec leur objet.

Sainte-Beuve terminait un article sur le docte Huet en disant : « Cet homme décidément avait trop lu. Les hommes comme Huet