Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demandait davantage, et il ne se posait pas à lui-même les questions qu’il agita plus tard avec un dévot comme Altuna, ou des philosophes comme Diderot et ses amis. L’assoupissement intellectuel et la paternelle bonhomie des membres du clergé qu’il avait l’occasion de voir, maintenaient le calme fécond de sa vie.

La paix était entière au dehors ; mais l’esprit de Rousseau était en travail, et il n’arrivait qu’avec beaucoup de peine à se satisfaire. L’idée d’une mort prochaine venait le hanter, et, ne doutant point de l’existence de Dieu, il avait besoin de se rassurer contre l’idée de sa justice. Il raconte que la dure théologie des écrits de Port-Royal l’épouvantait. « La peur de l’enfer m’agitait souvent, dit-il. Je me demandais : « En quel état suis-je ? Si je mourais à l’instant même, serais-je damné ? » Selon mes jansénistes, la chose était indubitable. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machinalement à jeter des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic. Je me dis : « Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. » Tout en disant ainsi, je jette une pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement, qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre, ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. »

Rousseau ne donne pas le titre de ces livres jansénistes qui, on le voit, lui renversaient quelquefois l’esprit. Mais assurément, à les juger au point de vue catholique, ils étaient de mauvais aloi et de fâcheux effet, puisqu’ils amenaient le lecteur à chercher dans le sort l’assurance de son salut plutôt qu’à recourir aux sacremens de l’Eglise. Rousseau assure que, par contraste, les visites de deux vieux jésuites qui venaient souvent aux Charmettes lui faisaient grand bien, et que surtout ses entretiens avec Mme de Warens réussissaient à tranquilliser son âme. « En cette occasion, dit-il, maman me fut beaucoup plus utile que tous les théologiens ne l’auraient été. »

Il faut remarquer ce passage et ce qui le suit dans les Confessions. Mme de Warens causait volontiers religion et théologie, et Jean-Jacques ajoute qu’il a beaucoup profité de ses entretiens. Le fait est que Mme de Warens, quelles que fussent ses fautes, avait une âme pieuse, habituée de bonne heure à la pensée de Dieu. Rousseau trouva près d’elle ce que n’ont trouvé ni Voltaire auprès de Mme du Châtelet, ni Diderot auprès de Mme de Puisieux ou de Mlle Volland, ni d’Alembert auprès de Mlle de Lespinasse,