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pour ajouter que lord Stratford, quand il s’oubliait, surtout quand il s’avouait qu’il avait dépassé son but, s’empressait de faire amende honorable. En cette occasion, il eut soin, dès le lendemain, d’écrire une lettre confidentielle à Rechid-Pacha pour lui exprimer son regret d’avoir donné à son langage une forme trop rigoureuse. Le grand-vizir m’en fit lui-même la confidence comme d’un succès qu’il remportait sur son terrible dominateur. Je pourrais citer d’autres écarts désobligeans pour les collègues de lord Stratford, et toujours atténués par ce même expédient. Seulement, l’offense avait été plus ou moins publique, et la réparation restait confidentielle. Le bénéfice, devant l’opinion publique, en demeurait tout entier acquis à l’auteur du conflit.

Ai-je, dans mes appréciations, cédé à un sentiment réprouvé par l’impartialité historique ? Ai-je employé, en peignant lord Stratford, des couleurs qui en altèrent les traits ? J’ai dit ce qu’en pensaient le général Baraguey d’Hilliers et M. Sabatier ; je puis invoquer un autre témoignage dont l’autorité ne saurait être contestée, et qui, on le verra, me relève, de tout reproche. Les conseillers du Sultan étaient tellement excédés des procédés devenus habituels à l’ambassadeur d’Angleterre qu’ils conçurent la pensée, qu’ils eurent l’audace d’en appeler au gouvernement britannique lui-même. Aali-Pacha fut chargé, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, Rechid-Pacha étant encore grand-vizir, et par conséquent avec son assentiment, d’inviter le représentant de la Porte à Londres à saisir les occasions qui lui paraîtraient favorables pour obtenir le rappel de lord Stratford. Nature droite, caractère timide, Aali-Pacha s’acquitta de ce soin avec la franchise et les faiblesses de son tempérament. Il me donna, en cette occasion, une marque de confiance qui atteste la cordialité des relations que j’entretenais avec lui : il me permit de prendre copie de la lettre qu’il adressait à l’ambassadeur de Turquie en Angleterre. Cette époque appartient à une période historique désormais fermée ; je me persuade donc que je ne commets aucune indiscrétion en publiant ce document, qui met en pleine lumière, mieux que je n’ai su le faire, une situation diplomatique bien singulière. Le voici :

Constantinople. le 12 février 1855


Mon cher ami,

Votre dépêche télégraphique nous a appris la chute du ministère anglais. A l’heure où je vous écris ces lignes, nous ne savons pas encore les hommes qui auront succédé au cabinet démissionnaire. Plusieurs versions différentes circulent. Les unes disent que c’est lord Derby qui aura reçu de la reine la