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politique en faisant la guerre. » La plus caressée de ses victoires sera celle qu’il remportera sur l’armée de Frédéric ; l’épée du roi philosophe sera le plus précieux de ses trophées ; dans son exil, il écrira le précis des guerres du roi de Prusse entre le précis des guerres de César, celui des guerres de Turenne et celui de ses propres guerres en Italie. Mais s’il admire ce roi, c’est en émule, pour le dépasser ; sans être ébloui, surtout sans être dupe. Il juge Frédéric, comme Frédéric jugeait Henri IV et Louis XIV, s’inspirant de sa politique pour détruire, au besoin, sa monarchie, Il fera son pèlerinage à Berlin et au caveau de Potsdam, mais en équipage de guerre, botté et éperonné, avec cent mille fusils en guise de cierges. Leurs caractères, d’ailleurs, sont aussi dissemblables que les crises au milieu desquelles ils ont grandi et que le génie des temps où ils ont pénétré dans l’histoire[1].

Disciple d’Epicure, mais d’Epicure appris et compris dans Lucrèce, Frédéric, patient, constant, stoïque et mesuré, se donne pour idéal l’homme luttant contre la destinée et supérieur à sa destinée ; il construit des machines souterraines et subtiles, il ne vise point à emmagasiner la foudre et la tempête ; il proportionne ses explosifs à la force de ses canons : rien en lui de Prométhée. Quand le désastre le menace, c’est le suicide raisonné et apaisé de Caton qu’il envisage, non la chute titanesque et le plongeon dans l’abîme. Contraint de surprendre la fortune, de créer les occasions, de tourner les difficultés, général d’une armée de mercenaires, roi indigent d’un peuple sans génie, il a toujours navigué dans les passes périlleuses et s’est habitué, dès sa jeunesse, à ne compter que sur lui-même. Bonaparte a été, du premier coup, emporté par le courant, et ce courant est le plus véhément et le plus riche de puissance humaine que jamais l’histoire ait vu se déchaîner : c’est la Révolution française répandant dans toute une nation exaltée et généreuse les passions, les ambitions, les rêves de grandeur accumulés dans l’Etat par une monarchie de huit siècles, la plus conséquente qui eût été. Cette France en fièvre de croissance, ces armées enthousiastes, voilà ce qui fait Bonaparte, par quoi il est tout, sans quoi, malgré son génie, il ne serait qu’un prodigieux et impuissant isolé. Tant que le flux le pousse, il avance triomphalement ; lorsque le flot s’arrête, il se sent sombrer. Il le sait, il l’a éprouvé déjà, aux tournans de sa campagne d’Italie, comme il l’éprouvera aux autres tournans de sa vie. Dans

  1. Rien de plus intéressant que de suivre parallèlement la formation du génie de Bonaparte et celle du génie de Frédéric à travers les épreuves de leur jeunesse : la souffrance, la méditation, la solitude, la lutte, le travail acharné. Voir les belles études de M. Ernest Lavisse : la Jeunesse du grand Frédéric, le Grand Frédéric avant l’avènement.