Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/506

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mordvinov, l’envoyé russe, exhiba ses passeports, et fut laissé libre ; d’Antraigues, reconnu, fut arrêté. La Saint-Huberti cependant avait vidé deux des portefeuilles et en avait brûlé le contenu. Le troisième était fermé à clef : elle se fit scrupule de briser la serrure ; elle pensait, a-t-elle dit, et l’on a bien de la peine à l’en croire, que ce portefeuille clos ne contenait que des notes de littérature. Le portefeuille fut saisi ; d’Antraigues fut conduit à Milan et le portefeuille expédié à Mombello, où Bonaparte le fit ouvrir. Il y trouva une pièce inestimable pour lui : c’était, mis en récit dialogué par d’Antraigues, qui excellait à ces arrangemens, l’histoire du complot de Pichegru. Le conquérant de la Hollande, encore pur aux yeux de beaucoup de républicains, devenu par une série d’évolutions adroites, de favori de Saint-Just, le coryphée du parti modéré et l’espoir du parti royaliste, porté par les élections à la présidence des Cinq-Cents, était en voie de s’élever à ce pouvoir civil demeuré, par la tradition du Comité de salut public, l’expression suprême du pouvoir dans la République. Il était donc, en France, l’un des hommes les plus considérables, et il se dressait, devant Hoche et devant Bonaparte, comme le plus redoutable des rivaux. Les papiers de d’Antraigues le livraient à Bonaparte ; ils le ravalaient, du coup, au niveau de Dumouriez, et, par contre-coup, ils compromettaient son ami Moreau. Ce général passait aussi pour pur, et, à défaut du prestige de Hoche et de Bonaparte, il donnait l’illusion d’un désintéressement qui n’était chez lui que le masque d’un caractère chagrin, ombrageux et hésitant.

L’homme qui rédigeait de si curieux mémoires devait être intéressant à connaître. Bonaparte fit amener d’Antraigues à Mombello. Artificieux, mais seulement dans les souterrains, effronté, mais seulement dans les écritures, d’Antraignes manquait de toute intrépidité au grand jour et quand sa vie était en jeu. Bonaparte eut vite fait de démêler en lui, derrière un conspirateur sans vocation pour l’échafaud ni même pour la prison, un dramaturge politique, « gendelettre » policier, que la vanité seule suffirait à livrer. D’Antraigues essaya de payer d’audace : il protesta contre son arrestation et contre l’ouverture du portefeuille. « Vous avez trop d’esprit, lui dit Bonaparte, pour ne pas comprendre que vous êtes attaché à une cause perdue. La révolution est faite en Europe, il faut qu’elle ait son cours. Si elle pouvait être arrêtée, c’eût été par des rois faits pour lui imposer ; mais ces rois n’existent nulle part ; leurs ministres sont des coquins ou des imbéciles ; dans leurs années, les soldats sont bons, mais les officiers sont mécontens, et ils sont battus : tout cela va finir. J’ai ouvert votre portefeuille parce que cela m’a plu : les armées ne