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nation ; j’ai reçu des marques réitérées de son estime. Il ne me reste plus qu’à rentrer dans la foule, reprendre le soc de Cincinnatus et donner l’exemple du respect pour les magistrats et de l’aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de gouvernemens et perdu plusieurs États[1]. » « Son projet, a raconté Regnault de Saint-Jean-d’Angely, était de se faire élire membre du Directoire. Comme il n’avait que 28 ans et que la constitution exigeait 40 ans d’âge pour être nommé directeur, on devait proposer au conseil des Cinq-Cents de déclarer éligible, par exception, le vainqueur d’Italie, le pacificateur. Le général Bonaparte, peu en peine, une fois parvenu au pouvoir, de s’y établir en maître, n’en demandait pas davantage[2]. »

Ainsi, dans ce printemps et cet été de 1797, se complète l’éducation politique de Bonaparte et se fixent ses desseins d’avenir. On saisit ici dans leur genèse, on arrête pour ainsi dire au passage les idées qui deviendront dominantes dans sa vie et, par suite, pendant près de vingt ans, dans l’histoire de France. Nulle part on n’aperçoit mieux comment ces idées procèdent de celles qui flottaient alors dans les esprits et des circonstances dont tout le monde subissait l’influence.

Bonaparte arrivera parce qu’il sera prêt à donner à la grande majorité des Français et à la plupart des gouvernemens de l’Europe ce qu’ils attendront alors ; parce qu’à leur tour ils reconnaîtront en lui leur maître et lui attribueront ce qu’il voudra pour lui-même : le gouvernement de la république en France et, pour la France, la suprématie du continent. Carnot exprimait une opinion générale lorsqu’il écrivait à Bonaparte, le 3 janvier 1797 : « Vos intérêts sont ceux de la République, votre gloire celle de la nation entière. Vous êtes le héros de la France entière. » Bonaparte gagnera les paysans et les bourgeois par la sécurité du travail, la garantie de l’ordre, la jouissance assurée des biens nationaux, le code civil, une administration vigilante, une justice égale pour tous ; il tiendra les anciens jacobins par la crainte de la

  1. Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre ; au Directoire, 10 octobre 1797.
  2. Conversation recueillie par M. de Barante, Souvenirs, t. I, p. 45. — « Ses habitudes, ses goûts, ses manières, ses discours, ses proclamations, ses moindres paroles, sa nature enfin et jusqu’au dédain qu’il afficha longtemps pour la tenue militaire, révélèrent partout ses idées, ses espérances et ses désirs d’usurpation. » (Mémoires du général Thiébault, t. III, p. 60.) — « Dans tous les pays, la force cède aux qualités civiles… J’ai prédit à des militaires, qui avaient quelques scrupules, que jamais le gouvernement, militaire ne prendrait en France… Ce n’est pas comme général que je gouverne, mais parce que la nation croit que j’ai les qualités civiles propres au gouvernement : si elle n’avait pas cette opinion, le gouvernement ne se soutiendrait pas. Je savais bien ce que je faisais lorsque, général d’armée, je prenais la qualité de membre de l’Institut : j’étais sûr d’être compris, même par le dernier tambour. » Discours au Conseil d’État, 180 : 2, recueilli par Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, p. 79.