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à grands bords, orné d’une houppe noire. Mon ami lui expose notre plan : prendre la route de Vitigudino, faire un relais dans un village, atteindre, le soir, le gros bourg où nous coucherons, pousser, le lendemain matin, jusqu’au domaine, et revenir deux jours après.

Le maître de poste médite un moment, et propose un prix si fort que nous nous récrions. Lui, nous laisse partir, philosophiquement, sachant bien que les voituriers espagnols sont des puissances devant lesquelles il faut capituler. Et c’est ce que nous faisons, dix minutes plus tard. Alors, l’homme se lève, nous assure, avec des gestes nobles et des formules discrètes, que nous sommes désormais confiés à son honneur, que nous arriverons, dussions-nous mettre deux ou trois de ses mules sur la paille, et que nous reverrons la lumière du soleil au-dessus des tours de Salamanque.

Je lui donne rendez-vous à l’extrémité du pont du Tormès, et, pendant que mon ami s’occupe des préparatifs du voyage, je descends les rues mal pavées, puis une rampe tournante, bordée de cabarets et de boutiques de maréchaux-ferrans. Il est neuf heures du matin, et le temps est au beau fixe. Je me sens au cœur la petite inquiétude joyeuse des départs. De plus, j’ai un faible pour ce pont du Tormès, qui est si drôle, coudé en son milieu, et si étroit, et si long. Il a l’air d’une baïonnette sur laquelle on passe. L’empereur Trajan savait bien que les naturels du pays voyageaient à des de mules. L’eau coule, rapide et claire, entre la ville dont les toits font un glacis rose, que le fleuve réfléchit, et la seconde rive, très plate, et verte par hasard. Il a poussé là des peupliers, au seuil du grand désert ; des saules leur font suite, et accompagnent le courant pendant un court chemin. Les paysans, les charros de Salamanque arrivent au marché. Ils sont superbes, hauts de taille, maigres, réguliers de traits, tous habillés à la vieille mode : bottes fendues sur le côté, culotte noire, ceinture de cuir dur, large de trente centimètres, sur laquelle retombe la petite veste généralement noire et d’étoffe lisse, quelquefois de laine brillante et frisée comme l’astrakan, chemise blanche sans cravate, attachée par un bouton de métal, cheveux roulés dans le foulard rouge, et large chapeau noir à calotte pointue. Quelques-uns vont à pied ; la plupart montent des mules, chargées par devant et par derrière de sacs de grain, de poches éclatantes, et enfoncent solidement leurs bottes dans des étriers de cuivre en forme de sabots. Peu de femmes parmi eux. En voici deux cependant : l’une, qui doit être la maîtresse, une charra très riche, est assise dans une selle carrée, à rebords de cuir jaune et de velours grenat. Elle est belle encore, très fière,