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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/558

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et conduit d’une main aisée un cheval noir, au poil moiré de lumière. La servante la suit péniblement, à califourchon sur un cheval blanc, et presque toute disparue entre des piles de paniers et des gerbes de légumes, céleri, raves et choux feuillus. Elles ont dû quitter, de bonne heure, le pueblo éloigné, et faire la route ainsi, au petit pas. Je les regarde un instant, monter parmi les premières maisons de la pente. Et voici que notre voiture descend, et s’arrête près de moi. Maître de poste, mon noble ami, vous avez bien fait les choses ! Vos mules sont maigres, mais il y on a sept bien comptées, et celle de flèche, noire à pieds blancs, a l’air enragée. Pour la voiture, vous auriez pu la fournir de moindre taille. C’est une ancienne diligence en retraite. Je crois remarquer qu’un des ressorts, éclaté, n’est retenu que par des cordes de sparterie, et que deux des glaces sont brisées. À l’intérieur, où douze personnes tiendraient à l’aise, je ne vois que mon compagnon de voyage et D. Antonio, l’administrateur du domaine. Mais nous pourrons, s’il le faut, dormir sur les banquettes : mon noble ami, nous allons, grâce à vous, courir l’aventure dans l’Espagne inconnue, soyez remercié !

Les mules vont vite. Nous gagnons le large, nous sommes dans la plaine ondulée, immense, nue et jaune. Et toujours, pendant des heures, à l’horizon, derrière nous, la silhouette claire de Salamanque se lève dans l’air léger. Elle nous poursuit, en s’embrumant peu à peu, comme Saint-Michel en grève dominant les terres basses. Enfin, nous la perdons de vue. Le voyage continue sur les routes défoncées. Nous soulevons royalement la poussière. Quand les sept mules et les quatre roues ont passé dans une de ces flaques de poudre blanche, dormantes et lisses comme de l’eau, impalpables comme le vent, qui recouvrent les fondrières, le charro qui nous croise semble habillé de toile neuve. Quelques chênes verts clairsemés varient un peu, sans la rompre, la monotonie du paysage. Des troupeaux de porcs, d’un brun sombre, trottinent sous les branches. Plus loin, ce sont des troupeaux de bœufs, arrêtés, le mu lie tendu, près des seuls abreuvoirs qu’ils connaissent, des mares croupies, restes des dernières pluies, achevant de s’évaporer dans les trous des rochers.

À la nuit, les maisons de Vitigudino se profilent, en grosse masse, au bas du ciel. C’est le bourg où nous devons coucher. Il a, en Espagne, la réputation imméritée qu’ont, en France, Landerneau, Quimper-Corentin et d’autres villes encore. On dit, dans le pays de Salauianque : « Si quieres ser fino, vête a Vitigudino ; si tu veux avoir de l’esprit, va-t’en à Vitigudino. » Aux deux bords des ruelles tournantes, le roulement de la voiture, les claquemens du fouet assemblent de vagues silhouettes de paysans.