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de chapelle alors de la Pieta de Venise et mort depuis maître de chapelle de Saint-Jean-de-Latran. On dit que pendant trois ans, de sa dix-septième à sa vingtième année, le futur auteur des Psaumes consacra dix heures chaque jour à l’étude de l’harmonie et du contrepoint. Un écolier de force à supporter un tel apprentissage, en devait sortir passé maître. Tel en sortit Marcello. Ce travail acharné fit beaucoup pour son génie, mais peut-être moins que le hasard d’une heureuse naissance et d’une éducation privilégiée. Prédisposé par une hérédité favorable, élevé dans le noble luxe du palais paternel, familier de bonne heure avec les chefs-d’œuvre qui l’emplissaient, avec les hommes éminens en tout genre qui s’y donnaient rendez-vous, suivant sa vocation sans obstacle et sauvé par sa condition, par sa fortune, des épreuves qui rebutent et des luttes qui dégradent, le jeune Benedetto ne respira dans son éclatante Venise qu’un esprit de magnificence et des souffles de beauté.

En ces temps où la plante humaine, comme dit Taine, regorgeait de sève, un seul individu suffisait à plusieurs tâches. Appelé par sa naissance aux fonctions publiques, Marcello ne s’y déroba point et les remplit dignement. Le grand artiste vécut et mourut en bon serviteur de l’Etat. Il préleva jusqu’à la fin la part du travail et du devoir dans une vie dont son génie était le luxe seulement, la parure et comme la fleur. Le 4 décembre 1706, avant même d’avoir atteint l’âge réglementaire et par faveur spéciale, il tirait de l’urne la boule d’or, la barbarella[1], qui lui donnait accès dans le Grand Conseil. Déjà ses premières compositions musicales étaient exécutées avec succès au Casino dei Nobili, dont les concerts avaient alors une grande réputation. Il publiait différentes œuvres de polyphonie vocale : madrigaux, pièces d’église, dont une messe, qui lui ouvrait la fameuse Académie philharmonique de Bologne. Il nouait des relations affectueuses, certains disent amoureuses, en tout cas des relations intellectuelles et artistiques avec une des femmes les plus distinguées de Venise : madonna Isabella Renier-Lombria. Chez elle, comme autrefois chez son père, il se rencontrait avec les premiers musiciens, les premiers poètes d’une ville où tout alors était musique et poésie. Musicien et poète lui-même, il multipliait les témoignages de son double talent. Tantôt il écrivait des caillâtes : Calisto changée en ourse, par exemple, ou Timothée, cette dernière sur le sujet, pris à Dryden, que traita aussi Haendel dans les Fêtes d’Alexandre ; tantôt c’était un volume de sonnets.

  1. Ainsi nommée parce qu’elle était tirée au sort chaque année le jour de la Sainte-Barbe.