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ou d’alangui ; la grâce y reste virile. C’est la plus belle fête païenne, celle de la force sérieuse et de la jeunesse éclatante : l’art vénitien a là son centre et peut-être son sommet. »

Un seul mot excepté, le mot « païenne », qui ne sied assurément pas à l’œuvre du musicien, ni même peut-être à celle du peintre, tout est vrai ici du cantique aussi bien que du tableau. Oui, de la musique également transpire une saine énergie. Au centre du psaume, au-dessus de l’harmonie sommaire qui l’accompagne, robuste, et, sinon sans exaltation, du moins sans mystique sourire, la mélodie monte fièrement. Gravité de l’expression, grâce virile, sérieux de la force, éclat de la jeunesse, rien de ce que possède la belle créature peinte ne manque à la belle créature sonore, emportée dans un mouvement plus impétueux encore que celui des lignes, dans une gloire encore plus ardente que celle des couleurs. Et quant à la robe rouge qu’enveloppe le manteau bleu, quant à ces deux tons hardiment rapprochés, est-il impossible d’en retrouver chez le musicien, ne fût-ce que dans la modulation de la tonique à la dominante, la forte opposition, le rapport à la fois élémentaire et vigoureux ? Décidément les deux chefs-d’œuvre ont bien la même patrie. Ils se ressemblent non seulement par l’inspiration, mais par l’exécution, j’allais dire par la technique même ; ils trahissent une main, une touche commune, il vero colpo veneziano. On a dit que les vierges de Raphaël, si elles chantaient, chanteraient les mélodies de Mozart. Si les apôtres de Titien se mettaient à chanter, ils chanteraient les psaumes de Marcello.


CAMILLE BELLAIGUE.